Nommer les choses



La belle et la bête

cie Jeanne Föhn

2 et 3 novembre, Usine à Gaz, Nyon
7 au 12 novembre, Grange de Dorigny, Lausanne
16 au 25 novembre, Comédie de Genève  


Écriture et mise en scène: Ludovic Chazaud 
Jeu: Anne Delahaye, Charlotte Dumartheray, Aline Papin, Geneviève Isabella Pegaz (en vidéo), Bastien Semenzato 
Assistanat à la mise en scène et administration: Maria Da Silva 
Création sonore et musicale: Alexis Gfeller et Cédric Simon 
Création lumière: Yan Godat 
Création vidéo et images: Elisa Gomez Alvarez 
Création et construction scénographie: Serge Perret – L’Illustre Atelier 
Création costumes: Maria Muscalu 
Couture et retouches: Samantha Landragin 
Maquillages: Anne Jeanrenaud 
Régie son et vidéo: Cédric Simon 
Régie générale et lumière: Vincent Scalbert




Faut-il vraiment nommer les choses ? C'est ce que semble postuler, dans son écriture, le nouveau spectacle de la compagnie Jeanne Föhn. Nommer les choses, dans ce contexte, devient un acte performatif. Donner un nom à un acte violent, par exemple, c'est le rendre à ce qu'il est, un acte violent. Nommer les choses, c'est les sortir du silence. C'est les ramener à ce qu'elles sont réellement. C'est un acte politique. Ou, comme on l'entend souvent dire aujourd'hui, un acte militant. 
Seulement, ce postulat est-il aussi évident qu'il peut paraître aux premiers abords ? Quelle importance revêt l'acte de nommer les choses, et surtout, comment se mettre d'accord sur le choix de ces mots ? C'est l'une des questions cruciales, selon moi, au cœur de la nouvelle proposition scénique de Ludovic Chazaud. 

Sur le plateau du théâtre, une petite plateforme rappelant le mur d'intérieur d'une maison, tapissé de portraits et un écran plat. À cour, un grand écran partagé en quatre parties sur lequel sera projeté par intermittences des extraits documentaires d'un entretien avec Isabelle, la grand-mère protagoniste principale du récit, des plans larges de paysages, des plans serrés d'objets ou de détails de l'appartement de la grand-mère, et des plans en direct de la comédienne Charlotte Dumartheray lisant, en italien, des extraits de journal intime.

Le récit commence par un enregistrement vidéo d'Isabella, questionnée par sa petite-fille, dont la parole sera prise en charge tour à tour par Anne Delahaye, Aline Papin et Charlotte Dumartheray. La petite-fille a envie de parler de baisers. Son premier, par exemple, s'en souvient-elle? La grand-mère dit d'abord que non, mais elle se souvient bien du dernier qu'elle a donné. De ce premier dialogue se déploiera ensuite le récit de la famille d'Isabella, le départ d'Italie avec son père, ses deux sœurs et Antonio, un jeune homme fuyant probablement des dettes et qui deviendra son premier amoureux, puis mari. Arrivée en France, la famille commence à cultiver la terre et travaille durement chaque jour. Seulement, au grand daim d'Isabella, son futur fiancé Antonio, joué ici par Bastien Semenzato, a le mal du pays et n'aide pas la famille dans leur travail. Il passe son temps dans les bars, se plaint des railleries des gens du village envers les Italiens et devient un poids pour Isabella. Plus tard, le père repart en voyage en Italie pour des affaires. Il en revient malade, après une traversée des Alpes difficile. 
À ce moment du spectacle, j'avoue que mon attention était légèrement retombée (je reviendrai sur cette question d'attention), j'ai donc raté la raison précise pour laquelle Isabella devait elle aussi se rendre dans les Alpes. Ce que j'a compris, c'est que cela avait un rapport avec la traversée qui a rendu son père malade. Toujours est-il que cette raison ne sera au final qu'un prétexte pour justifier le départ dans les montagnes d'Isabella et le basculement du spectacle vers le conte. Car arrivée dans la montagne, Isabella découvre un château, dont l'occupant est une bête humanoïde, comme dans l'histoire de La Belle et la Bête. Elle commence à vivre dans son château, nourrie et logée dans une chambre à part, passant son temps à ne pas faire grand chose, accompagnant parfois la bête dans ses tâches quotidiennes. Le lien se fait plus intime entre les deux, au point que la bête commence à demander à Isabella de coucher avec elle, ce que Isabella refuse. Elle dit que c'est à cause d'Antonio, qu'elle l'aime quand même. La bête lui redemandera tous les soirs, comme un rituel, si elle voulait bien coucher avec elle. Serait-ce pour se défaire de son sortilège, comme dans le conte originel ? Ou y a-t-il autre chose derrière ces demandes ? Le spectacle ne le dira pas clairement. Enfin, après cinq semaines, Isabelle décide de rentrer chez elle. Elle demande à la bête si elle peut partir, laquelle lui répond qu'elle a toujours été libre de partir quand elle le désirait. Isabella décide donc de rentrer auprès de sa famille, malgré le climat étouffant qui y règne parfois, après avoir profité de ces quelques semaines de liberté. En cet instant s'achève ce qui est probablement la meilleure partie du spectacle, car le retour au spectacle à apparence documentaire s'impose et c'est l'épilogue final qui se dessine devant nos yeux.

Je dis meilleure partie du spectacle car malheureusement La belle et la bête souffre d'une forme d'enlisement propre à un théâtre qui se revendique de racines documentaires, ce qui est toujours un parti pris risqué. En effet, le théâtre documentaire est un terme douteux qu'on applique à un certain nombre de spectacles dont le matériau de base est tiré directement du réel. L'inverse, par déduction, serait un théâtre dont la matière première est la fiction. Seulement, dès le départ ce postulat que j'énonce pose problème: en effet, quelle différence entre le réel et la fiction dès lors qu'une œuvre est portée sur scène, et donc passe immanquablement par le filtre d'une relecture dramaturgique propre au théâtre ? Toute œuvre de fiction porte un lien intrinsèque avec le réel et toute œuvre documentaire entretient des liens avec la fiction. Dans le cinéma documentaire, par exemple, c'est bien le montage qui va poser un regard fabriqué, conçu et reconstitué, sur un élément du réel. La différence fondamentale étant que ce que nous voyons dans un film documentaire est une captation du réel, alors que ce que nous voyons sur scène est le réel, puisque nous sommes en présence d'êtres humains, mais contenu dans un espace et un temps déterminé, fruit d'une longue maturation avant et pendant les répétitions.

Dans le cas de La belle et la bête, cette différentiation que j'avance est perturbée par le fait que les comédiennes sur scène, éléments indiscutables du réel, se retrouvent à interagir avec un enregistrement vidéo, lequel ne semble pas répété et prend les traits d'un entretien documentaire. Cette interférence entre ces deux mondes peut être une source de fascination vertigineuse, pour autant que ses limites soient clairement définies et transparentes (comme c'était le cas dans Oreste à Mossoul de Milo Rau). Chez la compagnie Jeanne Föhn, malheureusement, cette disposition alourdit le propos et le rend parfois confus, ce qui n'est pas, à mon avis, qu'une seule question d'écriture. Bien sûr, l'écriture est parfois trop explicative (soucieuse probablement de ne pas perdre le public dans cet enchevêtrement entre réel et fiction), parfois trop explicite, comme si le dramaturge avait eu peur que nous comprenions quelque chose qui soit en dehors de ses intentions. Seulement, la confusion qui me frappait parfois a aussi quelque chose à voir avec les choix de mise en espace et d'incarnation. 

L'incarnation au théâtre, ou au cinéma, quand on parle des comédien.nes, est un leitmotiv bien connu, et souvent utilisé pour louer la performance d'un interprète. Personnellement, je ne suis pas obsédée par cette question, surtout lorsqu'il s'agit d'admirer une performance. Dans ce contexte, lorsque je parle d'incarnation, je fais principalement référence au fait de rendre tangible le paysage émotionnel d'une situation. Et un problème survient lorsque, selon moi, les interprètes se retrouvent privés de la possibilité d'incarner une situation du fait des choix de dramaturgie ou de mise en scène. Ainsi, dans La belle et la bête, les interprètes se contentent parfois de survoler physiquement le récit d'Isabella, c'est-à-dire que ce qui est dit ne passe pas tant par les sensations physiques issues de leur imagination que par un jeu en surface, glissant à peine sur les effets qu'il amorce. En résulte que le récit d'Isabelle nous est plus raconté qu'il ne nous est donné. 
Cette gêne se dissipe quelque peu lorsque le spectacle entre dans le conte, comme je l'ai mentionné, et je pense que ce n'est pas un hasard. Car c'est là que le spectacle semble prendre véritablement ses distances, et ses libertés, avec le matériau dont il est originaire. Autrement dit, c'est là que le théâtre trouve plus justement son ampleur. C'est aussi là que la vidéo s'absente, que notre regard se retrouve plus libre et que les corps retrouvent une place plus large et plus honnête. Oui, bien sûr, on pourrait me retorquer que la mise en scène est bien ficelée, que les transitions sont fluides (même si la combinaison musique-changement de lumières-changement de scénographie est une combinaison un peu trop convenue à mon goût), ou que les comédiennes sont d'une belle sobriété. Mais j'aurais envie de répondre: n'aurait-on pu sacrifier la sobriété satisfaite pour une plus grande prise de risque ? Car oui, oser aller vers le corps c'est forcément s'exposer à plus de risques (après tout, la chair est moins constante qu'une projection vidéo). Et pour vaincre l'ennui, ne faut-il pas parfois perdre quelques plumes ? Car oui, l'ennui guette souvent le long de La belle et la bête, la faute selon moi à une dramaturgie qui laisse peu de place aux questions irrésolues et une mise en espace qui rigidifie les corps des interprètes. Je sais que couper dans le récit d'Isabella pourrait sembler injuste, voire irrespectueux de son parcours, et peut-être ne faudrait-il rien couper dans ce récit. Cependant, le spectacle aurait pu s'offrir une plus grande densité de parcours et aller plus directement au but. Mais quel serait ce but justement ?

Comme je l'annonçais en exergue, le spectacle semble porter son point dramaturgique vers l'importance de nommer les choses. Plus précisément, lors de sa phase conclusive, la petite fille d'Isabella questionne sa grand-mère sur sa première nuit de rapports intimes avec Antonio. La scène, telle que décrite par la principale protagoniste, raconte des rapports qui semblent contraints, pas vraiment désirés alors par la jeune Isabella. La petite fille insiste: mais tu le voulais ? Isabella hésite, puis avoue presque à demi-mot que non, pas vraiment. Et là, la petite fille lui rétorque, à travers le corps d'une des comédiennes: mais c'est un viol, ça, grand-mère. C'est un viol.
L'intention derrière les mots de la jeune femme face à sa grand-mère est évidente. Il s'agit de nommer ce qui a trop souvent été laissé dans une zone d'ombre, une histoire avec laquelle le patriarcat est bien familier. D'où un désir de renverser cette histoire, de la mettre dans la lumière et de nommer un viol pour ce qu'il est: un viol. Dans un cadre juridique, il est clair que cela est d'une importance immense et que tout le travail accompli depuis des décennies par des avocates et des juristes pour redéfinir le sens de ces mots dans le cadre de la loi est un travail capital. Seulement, nous sommes ici dans le contexte d'un théâtre, où les répercussions sont sensiblement différentes que dans un tribunal. Et la vérité chez l'un n'a pas les mêmes enjeux que chez l'autre. Je veux dire par là que, s'il est évident que ce dont a été victime la jeune Isabella est un viol, fallait-il pour autant manquer de délicatesse dans la façon de le lui dire? Répéter plusieurs fois le mot viol à quelqu'un qui en a été victime sur un ton légèrement insistant et quelque peu péremptoire, ce n'est pas forcément le signe de quelqu'un qui se bat pour la vérité, mais plutôt le signe de quelqu'un qui vient pour donner des leçons. 

J'ai déjà évoqué cette question dans de précédentes critiques mais je la repose ici: va-t-on vraiment au théâtre pour y faire l'expérience de l'élève recevant une leçon ? En ce qui me concerne, je crois profondément que non. Et je ne crois pas non plus que pousser Isabella de cette façon dans l'acception de son viol soit réellement un acte vertueux. Je pense qu'il est parfois nécessaire de se rappeler que toute victime d'un tel acte ne désire pas forcément y être ramené. Et que le faire de cette façon, c'est peut-être risquer d'ouvrir un abîme qui ne demandait pas à l'être. Le théâtre, pour moi, c'est justement le lieu où cet abîme peut exister, tel qu'il est, sans chercher à le résorber à tout prix. C'est le lieu où l'acte même de nommer dévoile à la fois le trouble et la résolution. Et ainsi le public peut-il rester seul avec ce questionnement, libre de décider pour lui-même quel nom il voudra donner à son trouble.

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