Humanité en jeu






ADN


Cie Sous Traitement

du 17 septembre au 6 octobre 2024




Texte: Dennis Kelly
Traduction: Philippe Le Moine
Mise en scène : Bastien Blanchard
Jeu : Bastien Blanchard, Lionel Fournier, 
Anastasia Fraysse, Dorian Giauque, Zacharie Heusler, 
Carole Lesigne, Julia Portier, Mathilde Soutter, 
Lucien Thévenoz, Sara Uslu, Matthieu Wenger
Création Lumière : Marc Heimendinger
Création sonore : Bastien Blanchard
Scénographie : Cornélius Spaeter
Costumes : Ljubica Markovic
Chant enregistré : Sélène Gonzalez Dervisevic
Administration : Philippe Clerc





Qu'est-ce qu'un être humain ? 

Aussi vaste et abrupte soit cette question, c'est peut-être la question essentielle qui m'est restée en ressortant de la représentation d'ADN.
Une question qui ne découle pas seulement de l'objet de cette critique, à savoir la mise en scène de Bastien Blanchard d'une pièce de Dennis Kelly, mais aussi d'une réflexion plus large sur ce que le théâtre en suisse romande produit parfois comme réponse. 
Et je ne parle pas ici d'une réponse qui soit uniquement produite par le fond d'un spectacle, c'est-à-dire par sa dimension dramaturgique et théorique. Par exemple, un spectacle comme Be Arielle F de Simon Senn produit des éléments de réponse sur la question humaine. Et ces éléments de réponse doivent beaucoup au propos même du spectacle. Qu'en est-il cependant de la forme d'un spectacle ? Qu'est-ce qui nous renseigne, dans sa facture même, sur notre nature d'être humain ? Tout dépend du spectacle bien sûr mais je dirais que, dans la majorité des cas, l'élément central des arts de la scène, celui qui a le potentiel de dire quelque chose sur ce que signifie être humain, c'est bien l'interprète. 

À l'origine de tout acte théâtral, il y aura toujours des êtres humains. Même si ce qui se retrouve au final sur scène consiste en un plateau vide et silencieux, où ne passe aucune vie mais que des idées, on ne pourra faire abstraction qu'il y a bien eu sur ce plateau des présences qui nous ont précédés. Les fantômes de toutes celles et ceux qui ont traversé ces espaces. Il n'y a donc pas de théâtre là où il n'y a pas d'être humain, ou alors c'est que nous sommes en train de parler d'autre chose. Romeo Castellucci parlait d'un art di presenza, en réaction à l'idée d'un théâtre qui soit virtuel pendant la pandémie du covid:

Nous pouvons faire du théâtre documenté, oui, mais cela reste du documentaire. Le théâtre se fait par définition "en présence", c'est l'art dangereux. Si tu le diffuses avec une caméra, il devient autre chose. Il n'y pas d'autre possibilité.
Revue R&D Cult, 28.12.2020

L'interprète sur scène étant, selon moi, au centre d'une possible réflexion sur notre humanité, la notion de jeu est fondamentale. Et dans le cas d'ADN, le jeu de l'équipe de comédiennes et comédiens réunis par Bastien Blanchard a lui aussi, au delà et en deçà du texte de Dennis Kelly, le potentiel de nous renseigner sur une certaine humanité. Et donc, à quelle humanité avons-nous à faire ici ?



L'intérieur du théâtre de la Parfumerie est recouvert de bâches transparentes. Que ce soit du sol aux murs, tout baigne dans ce plastique aux reflets d'eau blanche. Après le noir et un flash rouge bref, le spectacle s'ouvre sur le passage d'une silhouette, celle d'Adam, le jeune adolescent torturé par son groupe d'ami.es et qui finira par chuter dans un puit par leur faute. Le croyant mort, les autres adolescent.es mettent en place un plan imaginé par Phil, le cerveau taciturne du groupe. Un plan qui aura pour conséquence inattendue l'arrestation d'un postier, soupçonné de l'enlèvement d'Adam. Le groupe, bien que rongé par la culpabilité, décide de poursuivre leur plan et d'inculper le postier. Seulement, quelques temps plus tard, Adam ressurgit dans la forêt, blessé à la tête et semblant avoir perdu la mémoire. Encore une fois, c'est Phil qui dicte ce qu'il faudra faire. Il demande à Cathy de tuer Adam afin de protéger leur secret, ce qu'elle accepte de faire. Adam disparaît de la scène, suivi bientôt de la jeune Léa, qui ne comprend plus Phil et décide de quitter la région. Au moment où elle s'enfuit, Phil (incarné par Lionel Fournier) semble presque vouloir la suivre. Un long rideau de bâche se déroule alors du plafond, bloquant son départ et le relayant à l'état de silhouette. Une de ses amies vient encore le voir pour lui parler mais il reste enfermé dans son silence. 


Dennis Kelly est un auteur familier sur les plateaux de Suisse et de France, ses pièces étant souvent montées avec un certain succès. D'une certain façon, il fait partie de cette génération de dramaturges britanniques attachés à des pièces qui frappent par leur thématique crue, leur narration efficace et ciselée et leur regard tragico-comique sur notre monde contemporain. Je pense à des auteurs comme Mike Bartlett, Martin Crimp, voire Harold Pinter (même si ce dernier lorgne plus souvent vers l'onirique), ou à des autrices comme Sarah Kane. Dennis Kelly est un auteur qui a le mérite de construire des pièces d'une grande clarté, tout en laissant une grande marge de projection au public. Tout ce qui était possible de dire a été dit dans ADN mais tout n'est pas explicité. Et tout passe par les rapports entre les personnages. 

Dans la mise en scène de Bastien Blanchard, le dessin des personnages y est très précis. Chacun.e des interprètes a des gestes, des façons de se mouvoir identifiables à chaque instant. Chacun.e, dès le moment où il entre sur le plateau, laisse derrière une trace reconnaissable, comme si la façon de l'un.e ou de l'autre de traverser l'espace et d'habiter la scène était la sienne et la sienne uniquement. Comme si, justement, cela faisait partie de son adn. Cet aspect est de plus renforcé par les costumes des comédien.nes, lesquels ne servent pas ici comme indicateurs d'une époque particulière ou d'une classe sociale mais plutôt comme indicateurs d'une certaine personnalité. Ainsi, certains personnages, comme celui  de Phil (sapé comme John Bender dans Breakfast Club) ou celui de Léa (habillée comme dans les années 80), semblent porter l'essence même de leur personnalité sur leur épaules, au point que nous pourrions presque prévoir leur caractère avant qu'une seule réplique ne soit prononcée. Les costumes étant très colorés, ils ressortent particulièrement bien dans ce décor de bâches transparentes, lequel rappelle tout autant une usine en friche qu'un appartement en rénovation.

La mise en scène générale, propre et efficace, enchaîne les scènes avec des transitions musicales. Ce genre de procédés, s'il peut être compréhensible quand il s'agit de faire des changements sur le plateau, devient malheureusement assez vite répétitif ici et alourdit passablement le rythme général. Je constate d'ailleurs à ce sujet qu'il est assez courant dans le théâtre que la musique soit utilisée à ces fins, c'est-à-dire comme un élément de transition. Elle est aussi souvent utilisée sur un plateau comme un objet de culture populaire (ainsi, des chansons connues sont chantées ou écoutées par des comédien.nes sur scène dans un élan de célébration commune d'une certaine idée de la culture populaire). Mais rarement a-t-elle une place qui lui soit dédiée, où sa présence serait palpable et où elle ne s'inscrirait pas seulement dans la dramaturgie d'un spectacle mais aussi dans sa propre histoire.

Le travail des interprètes est lui aussi précis et dessiné, et est à saluer dans son ensemble. Seulement, et j'en reviens à ma première question, cette précision a un prix puisqu'elle empêche le flou de s'immiscer entre les contours de ces personnages. Très souvent au théâtre, et ce surtout depuis quelques années, on évite d'inviter le trouble sur scène. On évite que les bonnes intentions ne soient pas claires, ou que le propos soit dérangeant (à moins que ce dérangement ne renseigne clairement sur les bonnes vertus de l'artiste derrière. Ici, le propos reste trouble, puisqu'il s'agit du texte de Dennis Kelly et que c'est un auteur qui un goût certain pour ce qui est gris. Et le travail de toute l'équipe ici ne cherche pas à assagir la pièce, au contraire. Cependant, il est vrai que ces personnages auraient peut-être mérité un peu plus de nuances, au sens où ils sont encore trop proches du dessin bien terminé, justement, plutôt que du brouillon. Et si j'accorde de l'importance à cet aspect, c'est bien parce que nous sommes au théâtre, qui plus est dans une pièce qui accorde une grande place aux rapports humains, et que donc, nécessairement, nous sommes dans une zone par nature plus trouble. Ce que je tente de décrire ne tient pas à grand chose, c'est une infime variation, mais c'est une variation qui semble vitale à mes yeux, et dont l'émergence ne dépend pas d'un discours dramaturgique mais d'un accord encore à négocier entre ce que l'on voit et ce qui échappera toujours à notre regard.
   










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