Art et fantasme
























Médée Superstar


Cie les Bernardes


Conception et mise en scène: Tamara Fischer
Avec: Giulia Belet, Clémence Mermet et Coralie Vollichard
Textes: Dans un autre monde de Judith Bordas, Médée Dalida de Béatrice Bienville,
Les Biches de Valérie Poirier
Assistanat à la mise en scène: Marie Ripoll
Direction musicale et arrangements: Timothée Giddey
Musique additionnelle: Mathis Pellaux
Lumières et régie générale: Eli Membrez, Estelle Becker
Scénographie: Wendy Gaze
Costumes: Irene Schlatter
Maquillage et coiffures: Katrine Zingg
Administration: Tamara Fischer, Clémence Mermet, Laura Salvadori




Le temps dont je dispose étant ce qu'il est, c'est-à-dire que je ne suis pas toujours libre de me consacrer à ces critiques qui me tiennent à cœur, il m'arrive de ne pas écrire sur des spectacles que j'ai vus (quand bien même il y aurait des choses à écrire dessus). Soit parce que je n'ai pas envie de me répéter, soit parce que je trouve le propos du spectacle un peu paresseux et donc la paresse se propage jusqu'à mon envie d'écrire.

Pour le cas qui nous concerne ici (je dis nous comme s'il y avait une grande communauté de lecteur.ices de ce blog, mais cela arrivera peut-être un jour), il se trouve que je n'ai pas été très convaincue par le spectacle Médée Superstar et que donc j'ai d'abord pensé passer outre et ne pas écrire à son sujet. Dire que je n'ai pas été convaincue ne veut pas dire que je n'y ai pas vues des choses convaincantes, bien au contraire. Médée Superstar est une proposition scénique remplie de choses convaincantes : la dramaturgie y est limpide, la scénographie aux allures de cabaret douillet est charmante, les interprètes ont une belle présence (même si elles tombent parfois dans des poses de jeu qui ne sont pas vraiment à mon goût), et les musiques pop rythment agréablement les trois monologues.

Enfin, ça c'est ce que j'écrirais si le théâtre n'avait pas une importance presque viscérale dans ma vie et que cela restait pour moi un divertissement banal, du même niveau peut-être que les esquimaux dont parlait Beckett et qu'on emportait avec soi après la représentation (qu'est-ce qui serait l'équivalent de ces fameux esquimaux aujourd'hui ? Une bière locale?). Malheureusement pour la paix de mon esprit, ce n'est pas le cas. Et donc, il a bien fallu que je me penche un peu sur ce sentiment d'insatisfaction qui me travaillait à la sortie du théâtre.

Pourquoi donc Médée Superstar est un spectacle qui ne m'emballe pas, malgré toutes ses évidentes qualités ? Serait-ce le message qu'il véhicule sur la violence ? Serais-je réfractaire à son discours féministe ? Tout dépend de ce que l'on entend par discours féministe, bien entendu. Et dans le cas de Médée Superstar, je dirais même que ma frustration trouve son origine dans le fait que le spectacle ne dépasse jamais vraiment le stade du discours, qu'il se contente de dire au lieu de faire. Ce qui me ramène à une tendance qu'on retrouve plus généralement dans la création artistique. Mais j'y reviendrai plus tard. D'abord, revenons au contenu du spectacle et à sa facture.



Construit en trois parties – trois monologues de femmes pour trois interprètes différentes et écrits par trois autrices – Médée Superstar est un spectacle qui imagine la possibilité d'une revanche sanglante des femmes face à leurs agresseurs. Cette idée, assez répandue dans de nombreux cercles féministes, est en général évoquée sur le plan théorique, comme une façon de relever la violence d'une réalité effective en la comparant à une réalité potentielle. Par exemple : et si les femmes répondaient proportionnellement, coup par coup, aux violences qu'on leur inflige? Ce genre de réflexions se limite souvent à son apparente provocation, comme un argumentaire coup-de-poing qu'on assènerait afin de susciter un émoi et une remise en question. Une remise en question du genre : oui, effectivement, si les femmes se montraient aussi violentes que les hommes (notamment dans le cadre du domicile conjugal), alors peut-être nous rendrions-nous compte de l'étendue d'un désastre depuis longtemps normalisé. Un désastre à qui, selon la socio-démographe Maryse Jaspard, le mot conflit ne s'applique justement pas, surtout dans le cadre conjugal. Car le conflit, comme elle le définit, est:

un mode relationnel impliquant la réciprocité entre les protagonistes et susceptible d’entraîner du changement, [tandis que la violence,] si elle peut prendre des formes identiques [à celles du conflit] – agressions verbales et physiques −, [elle] est univoque, la même personne subit les coups et cède lors des altercations. Le conflit peut être envisagé comme une des modalités fonctionnelles des relations interpersonnelles durables, la violence est un dysfonctionnement conjugal.

Les violences conjugales en Europe

dans Le livre noir de la condition des femmes


Cela étant dit, on est en train droit de se demander si de telles réflexions peuvent avoir un impact significatif sur le réel, ou s'il s'agit d'une simple figure rhétorique. Et quelle place peut avoir ce type de discours dans l'art ? Autrement dit, les trois monologues de Médée Superstar ont-ils une autre finalité que celle de produire un discours ? Et c'est là que le bât blesse selon moi.

Dans la première partie, les trois comédiennes prennent place sur ce qui s'apparente à un plateau de télévision pour musique de variétés, dans le genre des Rendez-vous du dimanche de Michel Drucker, avec une épaisse moquette, de lourds rideaux rouges, des lampes vintage et quelques félins en guise de décoration. À la fois instrumentiste et chanteuse sur le plateau, elles commencent par interpréter la chanson Superstar, connue notamment pour avoir été reprise par les Carpenters et Sonic Youth plus récemment. Puis, Corallie Vollichard s'écarte du groupe pour venir raconter le premier récit de ce spectacle, le texte Dans un autre monde, écrit par Judith Bordas. Ce premier récit raconte le voyage en train d'une femme et la violence dont elle sera victime, un homme s'étant assis à ses côtés et se touchant l'entre-jambe. Elle ira se réfugier aux toilettes pendant une grande partie du trajet, rêvant à la figure mythique de Médée et à ce qu'elle incarne à ses yeux, à savoir une sorte de figure d'émancipation. Puis, elle finira par sortir des toilettes, revenant à sa place et face à son voisin. Auquel elle finira par casser le nez, comme dans une sorte de rage vengeresse. Mais le fera-t-elle vraiment ? Le doute était permis, le texte ayant jusqu'à cet instant une construction qui relèvait plutôt du fantasme que de la réalisation. Puis Coralie Vollichard sort de scène et c'est au tour de Giulia Belet de prendre en charge le second monologue de la soirée, Médée Dalida, de Béatrice Bienville, durant lequel Médée est justement présente sur scène à travers la comédienne. Il s'agit d'une Médée contemporaine, admirative de Dalida, victime de harcèlement et d'humiliation de la part de Jason et ses amis, et qui finira, dans une réécriture du mythe d'apparence féministe, par commettre une tuerie de masse dans un auditoire universitaire. Une tuerie qui ne vise que les hommes présents, et qui épargnera Jason, afin qu'il vive avec ça. Il est important de noter que cette réécriture épargne les femmes et les enfants. Il s'agit toujours d'une Médée vengeresse, prête à verser le sang, mais dans sa tuerie elle reste sélective, pour ne pas dire militante.

Dans la troisième et dernière partie, nous entrons dans l'univers des concours de beautés locaux, à travers la comédienne Clémence Mermet qui incarne une de ces beautés des podiums, trimballée de concours en concours par une sorte de producteur graveleux et minable, lequel se fera finalement écrasé par la jeune femme lors d'un trajet vers un énième concours. Cette dernière partie, qui navigue aussi entre musique et jeu, se terminera par un concert de sons distordus et une sortie de scène des trois interprètes.

Si l'idée de mettre en place trois monologues ayant pour finalité commune une forme de vengeance violente est séduisante, dans le cas présent elle souffre un peu d'une certaine inégalité entre les trois textes, le dernier de Valérie Poirier étant, de mon point de vue, le plus réussi. Pourquoi est-il le plus réussi ? Parce qu'il crée un trouble dans notre perception du réel, parce que les intentions de l'autrice ne sont pas évidentes et que ce personnage de jeune beauté qui bascule le temps d'une soirée dans le crime n'est pas univoque. Et surtout, son action ne peut pas être expliqué uniquement par des motivations louables. Ce qui est fondamental, à mon sens, dans la construction d'une œuvre artistique. En art, tout ne peut pas être affaire de bonnes intentions ou d'engagement louable. Il faut aussi laisser une place à la contradiction, aussi embarrassante, aussi réactionnaire soit-elle. Et s'il est vrai que la frontière entre ce que pense une autrice et ce que dit son personnage peut être fine, je suis toujours perplexe quand cette frontière est grossièrement traversée pour placer quelque belle tournure engagée à son public. Par exemple, lorsque la Médée de Béatrice Bienville déclare, l'air de rien, que dans un monde aussi systématiquement sexiste que le nôtre, la violence envers un homme relève de la légitime défense.

Je ne suis pas en train d'argumenter contre cette phrase (même si elle n'est pas recevable d'un point de vue juridique). Au contraire, je pense qu'elle aurait tout à fait sa place dans la bouche d'un personnage sur scène, et nous aurions la liberté d'être ou non d'accord, en tant que spectateur.ice, avec cette affirmation. Mais dans la bouche du personnage dessiné par Béatrice Bienville, à savoir une Médée qui serait femme de ménage dans un hôpital, elle sonne faux. Que l'autrice pense cela et défende cette idée, c'est dans son droit. Mais il faut vraiment ne jamais avoir côtoyé des femmes de ménage, ou les avoir au moins véritablement écoutées, pour placer de telles phrases dans leur bouche. Je ne dis pas non plus que toutes les femmes de ménage se ressemblent et ont toutes les mêmes idées et le même langage. Je dis que le réel, pour peu qu'on s'y réfère, produit des nuances dans notre langage et que, ici, cette réplique semble plutôt surgir directement de la main de l'autrice, comme découlant d'une volonté d'agir directement sur le réel à travers l'art. Seulement, et je ne le répéterai jamais assez : en art, dire n'est pas faire. C'est-à-dire qu'il ne suffit pas de disposer des éléments de langage, ou des idées à la mode, dans un dialogue pour que ce dialogue prenne le nom d'action. En art, tout passe par une forme, qu'on le veuille ou non, et donc il est important que le travail sur cette forme soit suffisamment pertinent pour que les idées trouvent un écrin qui soit à la mesure de leur valeur. Dans le cas de cette Médée des hôpitaux, je pense que cette pente qui la mènera vers la tuerie est une pente avant tout d'ordre esthétique, puisqu'elle nous est contée sur un plateau. Elle passe donc par tout un agencement d'éléments qui, conjointement, la mèneront vers cet acmé dramaturgique qu'est le massacre de tout un auditoire.

Mais pour cela, peut-être aurait-il fallu laisser de côté l'intention de rendre justice au personnage de Médée. Peut-être aurait-il fallu accepter que Médée est tout autant une femme qui prend sa revanche sur un homme (devenant donc par ce biais une sorte de figure féministe) qu'une femme qui tue une autre femme et ses propres enfants. Je veux dire par là qu'elle peut être les deux à la fois.

Le problème ici n'est pas selon moi de vouloir absolument en faire une figure féministe. Le problème est de vouloir en faire une figure, tout court. Un symbole. Car les symboles ne disent en générale rien d'intéressant sur le monde. Ils ne sont, au final, que des éléments interchangeables, évoluant au gré des modes et des générations, et dont tout un chacun peut un jour disposer. Et si je m'attarde sur cet aspect-là de la pièce, c'est parce que ce désir de vouloir absolument faire de l'art un outil pour changer le monde est justement un mouvement que j'observe depuis plusieurs années dans les arts de la scène (en Suisse romande comme dans nos pays voisins). Je pourrais m'en accommoder, même si je trouve cela plutôt vain. Si cela me chiffonne de plus en plus, c'est bien parce que c'est un mouvement qui, depuis deux-trois ans, a tendance à s'hystériser (si on veut bien me pardonner ce terme peu féministe). Au sens où il est pratiqué avec frénésie et les apparats de l'urgence. Et au final, puisque c'est un mouvement qui ne cherche jamais de réponse esthétique aux crises que les arts de la scène peuvent traverser, alors il ne pourra jamais être autre chose qu'un discours que les mécènes adorent se réapproprier et faire sien. D'autant plus si ce sont des mécènes qui représentent exactement ce contre quoi s'érige ce discours.

Tout cela me ramène à ce que peut bien vouloir dire l'expression théâtre politique. Cela existe, c'est parfois même quelque chose de beau et de vital. Mais pour que cela puisse exister, il faut commencer par observer le réel avant de le fantasmer. Et ce qu'il se passe dans Médée Superstar relève avant tout du fantasme. Bien sûr, on peut continuer à rêver, à imaginer un monde comme si, à le traduire sur une scène et à vivre dedans par procuration. Mais je doute que cela produise un choc esthétique. Et surtout, dans mon langage à moi, ce n'est pas un monde politique, au sens où cela irait ouvrir en moi un dissensus de mes affects. Et je ne pense pas non plus qu'aligner des représentations d'émancipation bad ass et empouvoirées de femmes soi-disant fortes nous aidera à saisir ce qu'est la violence misogyne. Par contre, (qui sait ?) cela nous aidera peut-être à nous féliciter de penser ce que l'on pense quand on se dit du bon côté. Comme disait Pierre Dac :

Quand on voit ce qu'on voit, que l'on entend ce qu'on entend, et que l'on sait ce qu'on sait, on a raison de penser ce qu'on pense. 




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