Liaisons dystopiques


 



Erwin Motor, dévotion

Cie Acide Bénéfique

25 et 26 mai 2023 au TPR, La Chaux-de-fonds



Texte: Magali Mougel
Mise en scène: Patrick Reves et Nicolas Müller
Assistanat à la mise en scène: Laura Moreno
Avec: Jacqueline Corpataux, Nicolas Müller, Patrick Reves, Juliette Vernerey
Scénographie, accessoires: Valéria Pacchiani
Création son: Stéphane Mercier
Création lumière: David Kretonic
Costumes: Marie Romanens
Régie lumière: Olivier Rappo
Administration: Laetitia Albinati




Hier soir se jouait la reprise de Erwin Motor, dévotion, une co-production entre Fribourg et la Chaux-de-fonds et dernier spectacle de la saison pour le Théâtre Populaire Romand.

Le spectacle est une mise en scène de la pièce du même nom, écrite par Magali Mougel, autrice de théâtre française reconnue dont les textes ont souvent été montés en Suisse Romande (notamment en 2017 par Anne Bisang et en 2019 par Pauline Epiney). Erwin Motor, dévotion raconte l'histoire de Cécile Volanges, employée de nuit chez Erwin Motor, une petite entreprise de sous-traitance automobile régulièrement menacée de délocalisation par sa directrice, Mme Merteuil. Incomprise et violentée par son mari, harcelée (moralement et sexuellement) par le contre-maître de l'usine, Monsieur Talzberg, Cécile Volanges verra son quotidien s'aliéner au cours de la pièce, jusqu'à atteindre une fin ouverte, plutôt amère, où planent de lourdes questions sur son avenir. 

Pour les amateur.ices qui connaissent leurs classiques (ou qui ont simplement dû se les farcir à l'école), vous aurez très certainement reconnu les noms de la plupart des personnages de cette pièce contemporaine, tout droit repris de ce classique du dix-huitième siècle que sont Les liaisons dangereuses
Avant toute chose, par honnêteté intellectuelle, je dois avouer ceci: je n'ai jamais lu Les liaisons dangereuses, n'ai jamais vu aucune adaptation scénique ou cinématographique de cette œuvre, donc mes connaissances en la matière laclosienne avoisinent le zéro. La preuve: j'ai vu tout le spectacle sans me rendre compte un seul instant qu'il s'agissait d'une relecture, sûrement très personnelle, du roman épistolaire originel (ce dont je me serais rendu compte, rien qu'au nom des personnages, si j'avais quelque connaissance de l'œuvre de Laclos). Cette lacune comblée, je comprends donc mieux un aspect du texte qui m'avait interpellée pendant la représentation, à savoir la préciosité de la langue par moments. Mais j'y reviendrai plus tard.

Cet article ne se penchera donc pas en détails sur les correspondances entre la version de Laclos et la version de Mougel de cette histoire, étant bien incapable, dans un temps si court, de lire l'entièreté des Liaisons dangereuses et de comprendre l'étendue de son impact sur la culture française (ou francophone). Je me tiendrai donc à ce que j'ai vu.

La première chose qui frappe, lors de l'ouverture du spectacle et son illumination, c'est sa scénographie: un grand amas de pneus de tailles diverses, peints en rose ou mauve, une série de praticables recouverts de gazon synthétique et arrangés comme un immense escalier et deux tables de travail métalliques en forme de demi U. Je dis scénographie mais peut-être serait-il plus judicieux de parler de décors dans ce contexte, tant le regard est attiré, voire même sollicité, par les éléments scénographiques qui sont disposés. Et quand la scénographie devient un décor lourd pour les yeux, c'est souvent le signe, malheureux, que nous nous retrouvons face à un théâtre très installé, un théâtre fait de décors, de transitions, de costumes, de moments sonores, de répliques comiques qui sonnent bien, suivis par des répliques qui frappent, etc. Un théâtre, je dirais, qui restent dans contours de ce que l'on serait en mesure d'attendre de lui. Mais me vient alors une question, à première vue un peu bête sans doute: va-t-on vraiment au théâtre pour y voir du théâtre ?

 
Si, par théâtre, on entend une forme scénique qui répond à des critères de qualité un peu convenus, et dont les signes extérieurs sont immédiatement reconnaissables, alors je dirais que, pour moi, la réponse est non. Mais c'est une réponse qui n'engage que moi, bien sûr, et je conçois qu'elle puisse être très différente pour un bon nombre de personnes (et à raison, très certainement). Pour approfondir ma réponse, je dirais que ce que j'espère découvrir, lorsque je me rends dans un théâtre (ou dans tout autre lieu destiné aux arts de la scène), c'est une forêt de signes que l'artiste a disposé devant moi et dont le sens repose sur une lecture commune de ce que nous voyons; c'est une découverte en questionnement d'un sens à jamais inaccessible. Dans le cadre de Erwin Motor, je constate, malheureusement, que le chemin vers ce sens m'a été trop bien arrangé.

Le texte de Magali Mougel, tel que je l'ai découvert au TPR, m'apparaît comme une satire d'un aspect de notre époque. Nous avons une situation contemporaine reconnaissable, dont les traits les plus caractéristiques sont condensés, voire grossis (la délocalisation d'entreprises locales, le sous-traitement d'employé.es, l'aliénation au travail, les schémas de violence du patriarcat). Ce qui dénote, par rapport au contexte ouvrier qui est le centre situationnel de la pièce, c'est le niveau de langage adopté par l'autrice, plus écrit qu'oral par moments, et qui déclenche un climat d'étrangeté dans les dialogues. Cet écart de langage, anti-réaliste, est probablement une référence à la langue des Liaisons de Laclos, mais je regrette qu'elle n'ait pas été plus exploitée dans cette proposition de mise en scène. Je veux dire que, pour moi, tout texte théâtral porte en lui les traces d'un travail sur le langage (et ce, à mon avis, même dans des pièces comme Quad I and II de Beckett). Et ne pas rendre compte d'un tel travail, lors d'une mise en scène, c'est prendre le risque de ramener l'œuvre à une affaire de contenu.

Dans la mise en scène de Patrick Reves et Nicolas Müller, je constate que la satire est prise au sérieux. Mais prendre au sérieux, c'est-à-dire au premier degré, une telle satire, c'est donner à voir une vision du monde qui reposerait sur des principes avec lesquels nous sommes tous et toutes d'accord, alors que l'aliénation au travail, telle qu'elle est mise en pratique aujourd'hui, repose précisément sur des mécanismes de langage pervers et mensongers. Des mécanismes qui font que d'aucuns préfèrent parler de restructuration de l'emploi au lieu de parler de licenciements. En ce sens, je trouve le texte de Mougel parfois un peu schématique. Je doute, par exemple, qu'un personnage comme le contre-maître Talzberg (avatar du Vicomte de Valmont) soit en vrai aussi direct dans le choix de ses mots quand il menace de licencier Cécile Volanges, ou que cette Mme de Merteuil soit aussi transparente dans ses menaces de délocalisation. Je sais qu'Elon Musk ne se gêne pas pour annoncer des licenciements au nom de la productivité mais Musk est un milliardaire sud-africain installé aux États-Unis. Je ne crois pas qu'il soit représentatif de la façon d'agir des entrepreneur.euses français.es (mais je peux me tromper).

Mais cette lecture premier degré repose avant tout sur des choix de mise en scène. Que ce soit le choix des costumes, de la scénographie, ou la façon de jouer, tout me laisse penser que nous avons affaire à une relecture aux accents dystopiques et d'anticipation. Et qui dit dystopie, dit schématisation. La littérature dystopique, dont je ne suis pas une grande amatrice, a ce défaut de vouloir se poser comme visionnaire et de réduire des problèmes complexes à des slogans. En tant que genre, cela peut me séduire (j'ai eu du plaisir, par exemple, à lire le comic V for Vendetta), mais j'ai souvent de la peine à prendre au sérieux les avertissements prémonitoires et simplistes qu'on retrouve égrenés dans des œuvres appartenant à ce genre. 

Cette relecture, que je perçois tout au long de la représentation, me pousse trop à voir le spectacle à travers le même canal, lequel me laisse trop prévoir ce qui va arriver. La scène du viol de Cécile Volanges, même si présente dans l'œuvre de Laclos, et donc prévisible pour celles et ceux qui ont lu ce livre, était déjà trop lourdement suggérée par le comportement de Talzberg sur scène dès le début de la pièce. Quant au comportement de Cécile face à l'aliénation dont elle est victime, je m'interroge sur la véracité de ses déclarations. Est-elle vraiment émancipée, comme elle le prétend ? La réponse est non, évidemment. Mais cette réponse aurait été plus douloureuse à constater si j'avais pu croire que cette Cécile-là y croyait vraiment elle aussi. Seulement, mon désir de crédulité étant resté sur sa faim, la douleur de la fausse émancipation de Cécile m'est restée moindre. Et je pense, au risque de paraître masochiste, que nous avons besoin de ressentir une douleur véridique au théâtre. Ou en tout cas, un certain inconfort. Après tout, même les œuvres les plus douloureuses à voir peuvent nous faire ressentir une immense joie, pour autant que cette joie soit soutenue par une grande force esthétique. 

Je me pose aussi d'autres questions, plus générales, à la vue de ce spectacle. Pourquoi représenter l'aliénation du travail devant un public ? La mission d'un théâtre est-elle vraiment d'avertir les spectateur.ices sur ce qu'il pense être notre avenir en commun ? Je me pose ces questions, alors que les lumières s'allument sur le public et que je constate que la grande majorité des spectateur.ices sont des retraité.es. Je me demande où finira le message, puisque message il semble y avoir. Mais a-t-on vraiment besoin de messages sur scène ? Peut-être, si on considère que le spectateur lambda est un endormi. Pour ma part, malgré la moyenne d'âge avancée du public ce soir-là et ce que l'on serait cruellement tenté d'en déduire, je pense plutôt que non. 


Erwin Motor, dévotion est encore à voir jusqu'au 26 mai, au TPR, La Chaux-de-fonds.



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