Ce qui a un prix




Plus jamais demain


du 28 novembre au 17 décembre 2023, la Parfumerie




Texte : Angelo Dell’Aquila
Mise en scène : Angelo Dell’Aquila et Charlotte Filou
Jeu : Dimitri Anzules, Angelo Dell’Aquila, Charlotte Filou, Verena Lopes et les élèves de 3ème année
de l’école Serge Martin – Félicia Baillard, Léon Boesch, Fjolla Elezi, Amanda Gerber, Salma Gisler,
Robin Nigon, Jérôme Pannatier, Adriano Rausa, Lucien Thévenoz, Liv Van Thuyne.
Mouvement : Verena Lopes
Direction d’acteur-ice : Marielle Pinsard
Dramaturgie : Clea Eden
Costumes : Samantha Landragin
Scénographie : Cornelius Spaeter
Création lumières : Benjamin Deferne
Création sonores et DJ : Manuel Bonvin
Régie lumière/son : Thierry Court



La soirée commence dès le foyer de la Parfumerie. Les basses résonnent plus fortement, les lumières baissent, et un groupe de jeunes personnes vêtues de costumes complets et de cravates bariolées font leur entrée, Angelo Dell'Aquila à leur tête. Il les guide jusqu'au bar du foyer, fait mine de commander des shots pour tout le monde et nous invite à les suivre jusque dans la salle du théâtre, repensée comme une sorte de boîte de nuit, vigile à l'entrée en guise de contrôle des billets. Une fois les derniers spectateur.ices installé.es, les portes se referment, et la fête reprend son allure furieuse, le tenancier du bar (interprété par Dimitri Anzules) servant les verres, le groupe les alignant, se jetant avides sur la piste de danse. Puis, se met en place, dans la mise en scène, un rituel journalier qui suivra plus ou moins la même cadence: la nuit, fête alcoolisée, anesthésiante, puis le matin, dans les bras d'un.e autre, le café à la machine, le brossage de dents, la douche terminée par le plaisir solitaire, et puis le retour au travail, épuisé, pour une nouvelle journée en tant que trader, rythmée par les injonctions à la vente et à l'achat, la pression inhérente à ce milieu, les spéculations sur des denrées alimentaires essentielles, sur des prêts immobiliers, sur tout ce qui est un tant soit peu spéculable, et enfin, l'appel quotidien du père, en demande d'argent, pour rembourser l'hypothèque de la maison. 
La suite du spectacle répète cette trame, avec des variations exponentielles (le stress et l'épuisement augmentent avec les quantités de drogue), jusqu'au point de bascule, à la limite du burn-out, et la rencontre avec Montagne, sorte d'alter ego juvénile d'Al, le trader, qui le confrontera à de vieux traumas d'enfance. Cet enfant qui lui apparaît lui ouvre les yeux sur le chemin qu'il a pris et ce qu'il pourrait perdre: il décide finalement de quitter son poste de trader et de s'opposer à cette figure paternelle qui lui presse sans cesse d'envoyer de l'argent et s'est montré d'une grande violence envers sa mère et lui-même il y a des années de cela.

Plus jamais demain pourrait, de prime abord, s'apparenter à un genre de récit d'ascension, de chute et de rédemption comme on en a souvent vu dans la littérature, le cinéma ou même, plus récemment, dans des ouvrages de développement personnel. C'est un trope bien connu de ce que les professionnels du marketing appellent le storytelling. Et pour cause, c'est un genre de récit efficace, à la dramaturgie limpide, avec une visée universelle, et dont la facture résonne fortement avec nos racines chrétiennes (la salvation par l'expiation de ses fautes). Dans Plus jamais demain, l'ascension avant la chute n'est pas tant une ascension centrée sur l'accumulation de pouvoir et de richesses. Ainsi, Al reçoit des bonus par ses opérations de trading mais sa position sociale et professionnelle à la fin de la pièce n'a pas connu une évolution massive vers le haut. Il s'agit plutôt d'une ascension vers une démesure morale et existentielle. Et cette ascension n'est pas non plus le récit d'une démesure uniquement individuelle; Al n'est pas le seul trader au monde à commettre ces spéculations. Nous sommes face à une démesure collective, celle d'une société cosmopolite régie par les lois économiques du marché (lesquelles lois ne se soucient guère de l'éthique et de la morale), ce qui est expressément souligné dans ces scènes de groupe où Angelo dell'Aquila, accompagné par Verena Lopes et les jeunes comédien.nes de troisième année de l'école Serge Martin, se lancent dans un tourbillon collectif d'achat et de vente. Leur voix répètent à l'unisson, de façon répétitive, presque mécanique, l'injonction acheter/vendre, jusqu'à l'épuisement des ressources d'un pays, jusqu'à la crise financière, jusqu'à l'effondrement financier des plus précarisés. Cette folie moderne, sorte de hubris du vingt-et-unième siècle, est au cœur du récit retranscrit par Angelo dell'Aquila. Entremêlant récit intime et récit politique, la pièce Plus jamais demain semble s'efforcer de rendre compte d'un milieu social particulier et de ses déviances, dont la perpétuelle violence à l'encontre du monde sensible participe à ce que Annie Lebrun appelait un nouvel enlaidissement du monde ("Ce qui n'a pas de prix, Annie Le Brun, 2018).

 Angelo dell'Aquila, ancien trader lui-même, retranscrit donc sur scène une expérience semblable à la sienne, sans toutefois aborder une approche purement documentaire, dans la lignée d'un théâtre politique à la Erwin Piscator. Il choisit pour cela les libertés que peuvent offrir la fiction, ou plus précisément les principes propres à l'affabulation, au sens où son expérience se retrouve organisée méthodiquement en un sujet de fable. Le récit de Plus jamais demain emprunte également à l'univers des contes. Certains personnages sont parfois plus proches de l'archétype que du personnage complexe et psychologisé. Exemplairement, le personnage de l'enfant Montagne (incarné par Charlotte Filou) et le personnage du barman, tantôt proche de la figure du sage, tantôt de celle du diable. Même les membres du public qui s'insurgent des agissements du trader (incarnés ici par certain.es élèves de troisième année) empruntent eux aussi à des figures archétypales de citoyen.nes révolté.es, dans un style vestimentaire qui rappelle celui des étudiants de mai 68. Toutefois, tout autant archétypales qu'elles le soient, ces figures sont parfois troubles. Ces révoltés du public, par exemple, rejoindront bien vite les rangs des traders neurasthéniques. Et le barman, comme dit précédemment, n'est pas aussi bienveillant qu'il ne le paraîtra aux premiers abords: d'abord pourvoyeur de conseils, il deviendra aussi pourvoyeur de cocaïne. 

Cette transformation de son récit en un sujet théâtral est à saluer. Par ce biais, Angelo dell'Aquila prend le parti de redonner un sens à son passé et évite ainsi le piège de la prétendue objectivité de la mémoire. Tous nos souvenirs sont souvent sujets à caution. Les retransformer, les travailler, leur donner une forme théâtrale est une façon de se positionner par rapport à sa propre mémoire, de la questionner, d'en mesurer les zones grises. Théâtralement, cela donne lieu à de véritables scènes, à une incarnation physique, et donc spatialement organisée, d'une expérience sensible (ce qui manque terriblement à certaines autres créations contemporaines). L'incarnation d'Angelo dell'Aquila se révèle d'ailleurs elle-même sensible, souvent juste, et sobre, malgré certaines propositions scéniques qui lorgnent parfois plutôt du côté de la caricature. C'est d'ailleurs, à mon goût l'une des faiblesses de la proposition. En effet, si Plus jamais demain est une invitation à une forme de rédemption, à une redéfinition de ce qui a du sens dans une vie, certains choix dramaturgiques et de mise en scène sont parfois trop grossiers pour permettre une véritable lecture en profondeur du sujet. Il est par exemple à regretter que ce monde de la finance, si complexe à saisir pour les non-initié.es, ne soit pas plus disséqué. Si l'on peut aisément s'imaginer que les fêtes en excès soient l'un de ses constituants, il aurait été tout aussi fascinant d'en dénouer les rouages de pensée. Quelle seraient, au fond, les vues sur le monde d'un homme pris dans la ferveur de la spéculation financière ? Ou plutôt, quelles seraient les contradictions idéologiques qui animent l'appât du gain dans un tel microcosme ? Dans la forme, puisqu'en art il s'agit toujours de forme avant tout, la caricature aurait tout autant eu sa place (peut-être même est-elle l'une des formes privilégiées pour un tel sujet). Seulement, dans le fond, les ambigüités qui constituent un tel milieu social auraient mérité un traitement plus ambivalent, lequel se serait probablement éloigné du récit d'initiation qui est au centre de Plus jamais demain, même si ce récit invite à des lendemains plus réjouissants.

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