4. Interview avec Wave Bonardi et Julia Portier

 

L'embarras du choix

cie des plaisantes 

écriture et jeu: Wave Bonardi et Julia Portier
Mise en scène: Charlotte Riondel
Création lumière: Danielle Milovic
Régie: Matthieu Juilland




Votre spectacle est indéniablement un spectacle où l'on rit beaucoup. Je serais donc curieuse de vous entendre sur ce qui vous fait rire et sur les mécanismes conscients ou inconscients qui se mettent en place dans votre travail pour déclencher le rire. Et pour aller encore plus loin, une autre question sur le même sujet. Henri Roorda, auteur suisse, terminait son livre Le rire et les rieurs en ces mots:

Dans les premiers âges, l’homme ne riait sûrement pas. Il menait une existence précaire et il devait être sans cesse tendu, ou soucieux. Pour pouvoir rire, il devait d’abord connaître la sécurité, il devait cesser momentanément d’avoir peur. L’homme qui a ri le premier a peut-être voulu narguer l’Ennemi invisible. Le rire aurait donc commencé par être irrespectueux. Et, pour finir, il ne manifestera peut-être plus que la vaine révolte de l’individu contre l’ordre universel.

Personnellement, je ne suis pas vraiment d'accord avec Roorda. Je ne pense pas que le rire n'apparaisse que dans un état de sécurité. Toutefois, il est bien sûr difficile de le faire advenir dans des situations désespérées. Qu'en-est il pour vous ? Voyez-vous le rire comme une arme ou un simple divertissement ?

Si nous sommes persuadées que l'humour nous accompagne en tout temps, dans notre relation d'amitié et dans notre travail, il est difficile pour nous de le théoriser ou de mettre à jour ces mécanismes, mais nous allons essayer.
Le rire est pour nous une (res)source de joie bien sûr mais il est aussi une manière supportable d'aborder ce qu'il y a de plus sensible, de plus grave ou d'insoutenable parfois. C’est une force de vie. Le rire est également ce petit pas de côté, cette manière détournée de toucher au cœur d'un thème sans franchir cette ligne qui nous sépare d'un pathos que l'on cherche à éviter et qui peut parfois écoeurer. Ce qui est important pour nous, et particulièrement dans ce spectacle qui parle du rapport au bonheur et à ses normes, c'est de toujours rendre hommage à nos personnages (nos psytoyen-nes-x) à un moment ou à un autre, de faire voir leur failles, ce qui les rend "aimables" même si nous avons traité leur tranche de vie avec un humour plus ou moins subtile. Dans ce spectacle nous survolons un éventail de méthodes thérapeutiques, en l'occurrence, sans dire que le rire guéris, nous pensons qu’il soulage. Et qu’il nous relie à quelque chose de commun.

Souvent, nous rions de la contradiction. Les nôtres bien sûr, mais aussi celles des autres et celles d'un système. Ces contradictions ne sont pas toujours conscientisées mais elles donnent lieu à des situations de tensions. Entre ce qui est dit et ce qui est fait, entre ce que l'on croit vivre et ce que l'on vit, entre ce qui prend de l'importance et ce qui en a réellement, entre ce que l'on montre de nous et ce que l'on est réellement. Pour représenter cela, le duo est une vraie force qui permet d'étirer la tension que ce soit dans les mots, les situations, les corps ou les expressions. Il peut agir en complémentarité, jouer avec le contrepoint ou les similitudes. Il est une vraie richesse. Le rire permet de révéler ces tensions, de montrer leur caractère si ce n'est universel en tous cas partagé par un grand nombre et des les rendre supportables pour le regard des spectateur-ices-x.

Quand nous évoquons le bonheur au travail dans notre spectacle par exemple, nous choisissons de le faire via une scène qui parle de la charte du bien-être établie au sein de notre compagnie, pour montrer à gros traits comment sous couvert de discours théoriques et d'outils pratiques on peut faire preuve d'une violence extrême malgré tout.

Dans les situations que nous jouons, dans les textes que nous disons, nous n'avons pas peur du paroxysme. Chez nous, l'omniprésence de la respiration dans les méthodes de bien-être devient un concert où cette dernière est élevée au rang d'art, une personne qui "pense trop" voit sa pensée la mener à un raisonnement totalement absurde, une personne qui souffre d'une solitude extrême peut entretenir un vrai dialogue avec la radio qu'elle écoute en cuisinant. Le paroxysme agit comme une loupe, plus ou moins drôle, sur une situation, un conflit, une tension.

Dans notre travail comme dans notre vie, l'humour peut se manifester "gratuitement" car il n'y a pas de mal à se faire du bien. Néanmoins, il agit souvent comme un levier pour désamorcer une situation pénible, triste, ou insoutenable. Impossible pour nous de dire si Roorda a raison, compliqué de savoir sans l'avoir vécu si en état d'urgence extrême le rire existerait encore mais il est peut-être justement ce dernier rempart avant l'urgence.

Je vous rejoins tout à fait sur ce que vous évoquez au sujet de cette "charte du bien-être" établie dans un cadre de travail qui se révèle au final d'une grande violence. C'est quelque chose que l'on peut observer dans de nombreux milieux professionnels de nos jours, à savoir comment le langage peut se retrouver distordu, vidé de son sens, afin de recouvrir des agissements aliénants d'intentions prétendument bienveillantes. Cette dissociation entre les actes et les paroles qui les accompagnent est une tendance que j'ai aussi souvent observée dans le milieu des arts scéniques. Exemplairement, on a pu lire pendant des années des articles élogieux sur la méthode de travail de Krystian Lupa, lequel mettrait l'humanité et la compassion au cœur de ses créations, mais quiconque a déjà été témoin ou victime de harcèlement au travail, et a pris conscience de tels agissements, saura reconnaître entre les lignes que la façon de travailler du metteur en scène polonais relève plutôt de la cruauté que de la compassion. D'ailleurs, il confiait lui-même dans un article des Inrockuptibles datant de 2020 que la création et le processus de connaissance sont chez lui vampiriques. En somme, il était plus ou moins honnête sur ses agissements. De votre côté, comment comprenez-vous cette dissociation à l'œuvre parfois dans le théâtre entre un idéal compassionnel, présenté sur scène, et la réalité des coulisses, qui peut être parfois d'une profonde cruauté ? Et comment agissez-vous, dans le quotidien d'un processus créatif, pour prévenir une telle dissociation ?

Grande question, c’est un sujet qui nous habite très souvent. Probablement, cela vient du fait que le théâtre et les gens qui le font ne sont pas exclus du monde dans lequel iels vivent. Et c’est un milieu professionnel soumis aux mêmes logiques de productivité que d’autres domaines.
C’est une aussi une grande question de savoir comment nous on fait? et comment faire mieux? Étant porteuses de projet nous avons la responsabilité et donc la possibilité de faire les choses en nos termes. La compagnie est encore jeune, même si nous collaborons déjà depuis plusieurs années, donc il serait prématuré de définir « notre » fonctionnement, il est en train de se construire, mais déjà nous attachons beaucoup d’importance aux temps de récupération. Aujourd'hui, il est courant de faire des semaines de 6 jours. Chez nous, nous sommes déterminées à faire des semaines de 5 jours. Nous pensons que la qualité du travail ne sera pas meilleure sans ce temps de pause. Nous avons la même considération pour les horaires et les pauses régulières. Ça peut paraître bête à dire, mais en vérité c’est un point crucial.
Nous pourrions aussi dire que nous prenons soin l’une de l’autre et de nos collaborateur-ices-x, que lorsque il y a conflit nous y allons avec le respect de l’autre, et en même temps, qu’est-ce que ça veut dire? Sur le papier, pas grand chose. Une personne maltraitante pourrait tenir le même discours. En vérité, nous ne sommes pas non plus à l’abri de reproduire certaines violences, il est difficile d’aller à l'encontre du paradigme « Show must go on » quoi qu’il en coûte. Nous nous y efforçons, mais une création demande un énorme investissement personnel, et une fois ces investissements faits, ils influencent les choix et décisions. Nous faisons avec ce que nous sommes, et nous sommes sensibles à ces questions.

Cette scène des outils de dialogue au sein de la compagnie est pour nous assez jouissive à jouer, un bon défouloir, une réponse à ce qu’on peut parfois vivre dans certains cas professionnels.

Dans votre spectacle, lors d'une scène se déroulant dans le cadre d'une émission radiophonique, vous évoquez la question de l'existence de Dieu et un rapport à la foi empreint de doutes, notamment en ce qui concerne le côté "masculin" de Dieu. La question de la foi est un sujet que l'on voit peu sur les scènes romandes, comme s'il y avait une lourde réticence, ou une certaine timidité, par rapport à un tel sujet. Quelle importance ce sujet a-t-il pour vous, et comment interprétez-vous le rapport qu'entretient la scène romande avec la question de la foi ?

Après avoir trifouillé dans tous les sens notre thème du bien-être, de son marché, il paraissait difficile d’éviter la question de la spiritualité. Dans les moments de souffrance, de confusions, de perte, même les non-croyants peuvent se tourner vers l’invisible. Mais le tout était de savoir comment aborder ce sujet? Avant d’écrire quoi que ce soit, ce fut un réflexe de nous poser la question à nous même de notre rapport à la croyance divine. Ce qui est sorti en premier pour Wave c’est cette phrase, comme un concentré, une punchline, une blague faite à Julia: « Je crois en Dieu, mais je lui fais pas confiance ». Nous avons rigolé. Cette phrase a agi comme locomotive pour pousser la réflexion. Dans le processus d’écriture, au tout départ ce texte n’appartenait pas à cette scène, c’était un monologue séparé. Nous avons écrit le spectacle par fragments, avec différentes approches, la table, le plateau, ensemble ou séparément, avec des allers-retours, plusieurs couches. Au cours de ce processus, il a fait sens d’attribuer ce texte au personnage d’Isabelle. Au fil du travail c’est devenu ses mots. Elle dit: « Je ne lui fais pas confiance car je crois effectivement que Dieu est dans les hommes, qu’il se manifeste à travers eux. C’est l’homme en Dieu à qui je ne fais pas confiance ». Au départ, c’était écrit l’Homme. Charlotte Riondel, la metteuse en scène, a demandé pendant une séance de travail si on pouvait rendre le texte inclusif, et ça a permis de conscientiser et choisir, de réfléchir au parcours du personnage, et de lui faire réellement dire « les hommes ». Cependant à l’oral, le doute est permis, l’interprétation est possible et nous apprécions cette ambiguïté.

Concernant le sujet de la foi sur les scènes romandes, on ne s'était jamais fait la réflexion. Peut-être que ce n’est pas dans l’air du temps. L’époque est peut-être occupée par d'autres sujets. On ne sait pas s'il y a une réticence, mais c’est compliqué d’aborder ce sujet où tout le monde ne partage pas le même vocabulaire. Et il y a peut-être des craintes de diviser ou d’être perçu comme du prosélytisme. En tous les cas, nous sommes heureuses d’avoir pu aborder le sujet sur scène de cette façon là. C’est un moment qui a sa place et ce n’est pas le centre non plus. Les retours qu’on a reçus étaient positifs. Ce passage provoque émotions et réflexions. Il est important que ça ne soit pas tabou et qu’il y ait des espaces pour aborder ce sujet, et nous l'avons fait avec la même intention que nous avons eu pour tout ce que nous avons traité dans le spectacle à savoir qu’il n’y a pas une seule réponse, une seule vérité.




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