Un cadeau
Direction musicale: Marc Albrecht
Mise en scène: MIchael Thalheimer
Scénographie: Henrik Ahr
Costumes: Michaela Barth
Lumières: Stefan Bolliger
Dramaturgie: Luc Joosten
Direction des chœurs: Mark Biggins
Tristan: Gwyn Hughes Jones et Burkhard Fritz
Isolde: Elisabet Strid
Le Roi Marke: Tareq Nazmi
Brangäne: Kristina Stanek
Kurwenal: Audun Iversen
Melot: Julien Henric
Un matelot, un berger: Emmanuel Tomljenovic
Un timonier: Vladimir Kazakov
Choeur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de Suisse RomandeIl est rare, et je le dis sans mépris, d'être le témoin chanceux d'une performance scénique qui soit hors du commun. Et ce que j'écris n'est ni un malheur, ni une forme blasée de cynisme, bien au contraire: c'est un simple fait. Et pouvoir assister un soir à une telle performance, cela fait partie de ces cadeaux que la vie vous fait parfois, au compte goutte, et qui vous redonne assez d'espoir pour continuer à écrire, à vous lever, à regarder le monde, à vivre en somme.
On entend souvent dire aujourd'hui, à propos de telle ou telle performance d'actrice de cinéma, de danseur, de comédienne, que nous avons affaire là à quelque chose d'extraordinaire, de bouleversant, d'époustouflant (et autre adjectif journalistique similaire). Seulement, avec tout l'amour que je peux avoir pour certains interprètes, pour leur travail, pour leur acharnement à donner naissance à quelque chose de beau, si je veux être un tant soit peu honnête, je suis obligée d'avouer que ce n'est que rarement vrai. Non pas que la qualité du travail des interprètes soit passable en général, c'est même tout le contraire sous nos latitudes: la grande majorité des comédiens et des comédiennes qu'on voit passer sur les scènes romandes sont très bons. Et leurs performances sont bien sûr émouvantes, touchantes, pleines d'humanité.
Mais si l'on veut être honnête, et que justement on s'accorde avec les émotions que l'on ressent au moment de tel ou tel spectacle, est-ce qu'elles sont véritablement à la hauteur des mots hyperboliques que l'on emploie ? Ou est-ce que nous serions pas plutôt en train de tomber amoureux.se de nos propres sentiments ?
C'est quelque chose de fréquent, puisque c'est humain. Très souvent, dans un élan de complaisance vis-à-vis de nous-mêmes, nous nous retrouvons presque à éprouver de la fierté d'être ému.es, voire même une sorte de sentiment de supériorité, comme si nous nous distinguions alors en faisant partie de l'humanité juste, celle qui est encore capable d'émotions.
Même s'il est probablement vrai que certaines personnes sont plus à même d'éprouver de l'empathie que d'autres, dans l'ensemble nous gagnerions à parier sur le fait que l'humanité entière est capable d'empathie et que donc, si certain.es s'émeuvent plus que d'autres face à la performance d'un acteur, cela en dit bien plus sur elles ou eux en tant que public, plutôt que sur la performance du dit acteur.
Allons même plus loin et parions même sur autre chose: l'empathie est probablement un concept de pensée douteux et la capacité ou non de se mettre à la place des autres n'a que peu à voir avec ce que l'on peut ressentir devant une performance scénique. Si l'on en croit même des penseurs comme Günther Anders, l'empathie serait un concept fumeux, inexistant, puisque nous serions tous et toutes incapables de nous mettre à la place des autres. Ce qui n'empêche pas la bonté, puisqu'accepter l'autre, dans toute sa grandeur et ses bassesses, sans pour autant être capables de le comprendre totalement, serait dans ce contexte l'acte humain le plus généreux qui soit.
Et donc, prenant en compte tout ce que j'évoque ici, imaginons un instant que nous laissons froidement entrer en nous, si cela est possible, les émotions qui nous arrivent à la découverte d'un.e artiste de scène. Quelles sont-elles ? Et que nous disent-elles sur notre appréciation d'un moment de théâtre, de danse ou de musique ?
Voilà le genre de pensées qui m'assaillent parfois, face à quelqu'un sur une scène, et c'est probablement ce genre de pensées qui m'ont assailli l'autre soir, devant Tristan und Isolde, alors que chantait pour la première fois Tareq Nazmi dans son rôle du Roi Marke.
L'opéra s'ouvre sur un haut mur d'ampoules géantes, s'illuminant progressivement dès les premières mesures de l'œuvre wagnérienne. Entrent ensuite les différents personnages clefs de l'opéra, à savoir Isolde (Elisabet Strid), accompagnée de sa suivante Brangäne (Kristina Stanek), et Tristan (Gwyn Hughes Jones), suivi de son écuyer Kurwenal (Audun Iversen). Durant le premier acte, tout se passe sur un navire. Isolde est emmenée par Tristan auprès du roi de Cornouailles afin qu'il la prenne pour épouse, scellant ainsi la paix avec le royaume de ce dernier et celui d'Irlande. D'une clarté dramaturgique limpide, ce premier acte met en exergue les conflits tortueux qui habitent les deux personnages-titres, à savoir que, malgré l'inimité qui a caractérisé leurs rapports initiaux (et pour cause, Tristan a tué son ex-fiancé lors d'un combat), les deux finissent par tomber éperdument amoureux, tout en pressentant qu'ils ne pourront jamais vivre cette histoire d'amour au grand jour. À la fin du premier acte, le bateau arrive sur le rivage. Les deux anciens ennemis ont bu le philtre d'amour et le roi arrive en scène, seul (en tout cas dans la mise en scène de Michael Thalheimer). Au deuxième acte, d'une même limpidité, nous assistons à un long duo entre Tristant et Isolde. Un très long duo d'amour d'une grande beauté où les deux amants, qui se sont retrouvés dans la chambre d'Isolde pendant une nuit de chasse du roi, chanteur leur désir d'une nuit éternelle, une nuit qui ne verrait pas l'avènement du jour trompeur. Et la nuit mystique à laquelle ils aspirent porte aussi le visage de la mort. Seulement, ils seront interrompus par la venue du roi, arrivé plus tôt que prévu (la faute à un personnage secondaire, Melot, qui a trahi le secret de Tristan). Commence alors la longue lamentation du roi, trahi par celui qu'il considérait comme un ami et en qui il avait placé sa confiance et ses espoirs. Et commence aussi à cet instant de la représentation un grand instant de beauté densifiée.
À la découverte de la voix basse de Tareq Nazmi, on est d'abord frappé par l'évidence d'entendre quelque chose d'exceptionnel. Il y a une technique, bien sûr, qui dépasse nos espérances et qui va jusqu'à faire vibrer les oreilles des gens assis tout au fond (au point qu'une de mes voisines s'est demandée à voix haute si Tareq était amplifié). Il y a aussi un timbre magnifique, des couleurs d'une grande richesse et une apparente aisance dans l'exécution qui vous semble presque injuste tellement elle est souple. C'est-à-dire que Tareq semble chanter dans cette salle immense comme s'il était dans une petite chambre et qu'il le faisait pour quelques amis. Et il ne s'agit pas pour autant d'une aisance frimeuse, ni d'une démonstration de virtuose (il n'y a rien à démontrer d'ailleurs, tout cela est virtuose). Tareq se donne véritablement à ce rôle, aux mots de cette trahison que le roi ressent, jusqu'à vous convaincre entièrement, même si l'on pourrait, à juste titre ou non, émettre des réserves envers ce roi et son sentiment de trahison. Mais ici, ce n'est pas ce genre de réserves qui importe. Ce qui importe c'est que tout semble s'unir et se rejoindre: la voix de Tareq, la musique et le texte de Wagner, l'interprétation de l'orchestre, les lumières. Tout semble se réunir pour créer un moment d'art total, rendant réellement absurde toute interrogation sur l'utilité ou non de l'art dans notre société. Cela devient absurde parce que, face à ça, autant se demander pourquoi vivre est utile. C'est comme cela, cela existe, au delà de toute velléité de contrôle, alors il ne reste plus qu'à être reconnaissante quand cela survient devant soi.
Il y a d'autres grands moments de beauté et de bravoure dans cette production, ce qui n'est pas rien car dieu seul sait s'il est difficile de chanter un rôle comme celui d'Isolde, et de Tristan. Et les deux interprètes de ce soir ont su gravir cette montagne avec talent (même si cela s'est particulièrement montré durant le deuxième et troisième acte). Il y a eu aussi des interprètes remarquables dans les rôles secondaires (Kristina Stanek très juste dans le deuxième acte, ou Audun Iversen qui s'est aussi révélé un brillant acteur). Et la mise en scène, malgré des critiques aperçues ça et là à propos de son "minimalisme", s'est justement révélée pertinente et dense de par sa sobriété. Après tout, il s'agit d'un opéra où la nuit dialogue sans cesse avec le jour et qui donc a réellement besoin d'effets quand vous écoutez une telle musique et un tel propos ? Tout ici sert la musique, et le travail des interprètes, ce qui est aussi un grand cadeau qui nous est fait. Mais le plus beau, peut-être, aura été cet instant où le roi Marke aura eu la chance de nous faire entendre profondément, sans pathos ou emphase, sa véritable lamentation. Et ceci grâce à la voix de Tareq, puissante, pleine de nuances et survolant les tumultes de l'orchestre jusqu'au plus profond de la nuit.
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