Quel réel pour quelle résilience ?

photo: Vicky Althaus


IRINA

Marika Dreistadt et Simon Guélat

Comédie de Genève, du 19 au 27 mai 2023


Avec: Irina Bialek, Viviane Pavillon, Raphaël Defour

Conception: Marika Dreistadt, Simon Guélat, Viviane Pavillon
Texte: Irina Bialek
Mise en scène: Marika Dreistadt, Simon Guélat
Scénographie: Marina Brosse
Son: Jérémie Conne
Lumière: Vicky Althaus
Vidéo: Victor Hunziker
Regard extérieur: Claire Deutsch
Assistanat à la scénographie: Violette Bourhis
Régie lumière: Sonya Trolliet
Régie son: Linus Johansson
Régie vidéo: Matthias Schnyder
Administration: Laurence Krieger-Gabor



La lumière sur le public s'éteint doucement, laissant place à une semi-obscurité. Les trois silhouettes assises dans le fond de la salle, côté cour, se mettent alors en mouvement. Une douche de lumière se forme au-dessus d'un lit défait, révélant aussi ce qui se trouve aux alentours directs et qui s'apparente à une chambre en désordre. Un portant haut où sont accrochés des habits divers, décoré par une guirlande lumineuse. Des livres et des vêtements sont étalés au sol, en partie sur le tapis, en partie directement sur le plateau du théâtre. À côté du lit, sur la table de nuit, une de ces lampes à lave inventées dans les années soixante et qui reviennent périodiquement à la mode. Une jeune femme, probablement encore une adolescente, vient s'étendre sur le lit, un ordinateur portable devant elle. Comme nous l'apprendrons dès les premières paroles dévoilées sur le plateau, nous sommes en présence d'Irina, qui donne son nom à la pièce, et ceci est une reconstitution de sa chambre (reconstitution fictive ou pas, ce n'est pas mentionné). 


Le spectacle IRINA a eu sa première date de reprises ce vendredi 19 mai dans la salle modulable de la massive Comédie de Genève (dans mon top 3 des théâtres les plus moches de Suisse romande). Cette création, conçue conjointement par Marika Dreistadt, Viviane Pavillon et Simon Guélat, raconte l'histoire d'Irina Bialek, placée en famille d'accueil à l'âge d'un an et demi. Le récit est raconté sous divers prismes et à travers plusieurs corps. Parfois, c'est Irina elle-même, assise à l'avant-scène, qui nous lit depuis son ordinateur portable rouge le texte qu'elle a écrit et qui raconte, dans un langage souvent imagé, le récit de son enfance, de ses visites annuelles chez la juge, de ses relations avec sa mère, dont elle a été séparée très jeune. Parfois, dans des moments de situation, au sens où nous sommes sortis de la narration au passé pour rentrer dans l'incarnation au présent, c'est la comédienne Viviane Pavillon qui prend le relais et qui rejoue la parole d'Irina. À d'autres moments, c'est le comédien Raphaël Defour qui incarne d'autres paroles (la tante d'Irina, un éducateur social, et aussi, il me semble, Irina elle-même, mais ce n'était pas toujours clair). 
À ces alternances de présences physiques s'ajoutent aussi des alternances de points de focalisation du regard du spectateur.ice: côté jardin, un panneau transparent où viennent s'afficher ponctuellement des extraits de conversations Whatsapp ou Messenger entre Irina et sa mère, ou entre Irina et la metteuse en scène Marika; à l'arrière-scène, un écran sur lequel s'affichent tantôt des extraits du texte qu'Irina est en train d'écrire, tantôt des échanges audiovisuels à travers Skype entre Viviane-Irina et Marika. Enfin, à l'arrière, côté cour, une table avec des micros où se retrouveront parfois les deux comédien.nes pour prendre en charge le récit. Si cela vous semble légèrement confus à la lecture, je vous confirme que ça l'était aussi pour moi durant la représentation. 

Pourtant, la confusion n'est pas toujours signe d'une dramaturgie bancale, ou mal ficelée. Parfois, la confusion peut être même le nerf d'une dramaturgie. Seulement, dans le cas d'IRINA, je suis obligée d'admettre que la confusion que j'ai perçue a porté préjudice à mon expérience de spectatrice. D'où est née une telle confusion ? Il y a, très certainement, la diversité du matériel textuel utilisé. Tantôt nous sommes à l'écoute du récit lu par Irina, tantôt il s'agit d'extraits d'enregistrements rejoués (probablement aussi remaniés) ou d'enregistrements donnés tels quels (là encore, rien n'est sûr, on peut aussi être face à des enregistrements remis en scène), tantôt il s'agit probablement de situations réécrites conjointement. Ces différentes matières, aux tons et aux styles hétérogènes, même si elles m'ont parfois mise dans le doute, ne sont pas à l'origine, selon moi, de la confusion générale que j'ai ressentie. Je crois même qu'elles se rencontraient plutôt bien, c'est-à-dire qu'elles s'agençaient de façon intelligente, efficace, à la façon d'un scénario bien ficelé, comme on dit dans le cinéma. Et c'est là que le bât blesse d'après moi: le spectacle est trop bien construit. Et si je mentionne le cinéma, ce n'est pas pour rien, car IRINA use de moyens narratifs et techniques qui rappellent un certain cinéma français. Et en quoi cela porte-t-il préjudice au théâtre dans ce contexte ?

On trouve de très nombreux exemples de présence influente du cinéma sur le théâtre dans l'histoire de l'art (de Carmelo Bene à Christiane Jatahy, en passant par Marc Hollogne), je ne vais donc pas m'attarder à en faire la liste et le décryptage. Ce que je voudrais simplement rappeler avant de poursuivre, c'est qu'il subsiste une différence fondamentale entre cinéma et arts scéniques: le cinéma est un art du passé, au sens où tout ce que mon regard perçoit est une archive d'un instant déjà advenu, tandis que le théâtre est un art du présent (ou de la présence), au sens où je me trouve, moi spectatrice, en présence d'autres corps que le mien dans un même espace. Si je rappelle cette évidence, c'est pour préciser que, lors de la représentation d'une certaine vision du monde, le cinéma dispose d'outils technologiques qui vont lui permettre de capturer un instant du réel. C'est-à-dire qu'il existe un cinéma du réel dont la cible esthétique se trouve dans un temps et un espace variables, dans une sorte d'élan honnête vers le monde. Le théâtre, en revanche, est immanquablement ancré dans le réel du lieu et du temps dans lequel il se joue. Pour le dire plus prosaïquement: le théâtre est coincé entre quatre murs, face à un public qui se retrouve dans le même temps que lui. Et donc, face à cet état de fait, il existe ce contrat officieux entre public et interprètes que l'on nomme contrat de fiction. C'est-à-dire que nous sommes tous et toutes conscient.es que nous nous trouvons dans une salle de spectacle, que les personnes face à nous sont des comédiens.ennes et que le récit qui nous est raconté, tout inspiré du réel qu'il fût, est une reconstitution. 

Dans le cas d'IRINA, les différents écrans et autres équipements technologiques utilisés rappellent une façon de couper, de monter un récit qui appartient presque déontologiquement au cinéma. Seulement, en ce qu'il me concerne, je note un paradoxe dans l'utilisation de tels effets techniques et dans ce que cela dit du réel reconstitué. En effet, le spectacle s'inscrit dans cette désormais longue tradition du théâtre mis en abyme. Nous assistons donc parfois à des étapes du processus de création rejouées. On y voit par exemple, à un moment, Viviane Pavillon jouer le rôle d'Irina partageant avec la metteuse en scène une idée qu'elle a eue concernant le spectacle, le tout sous le regard attentif d'Irina elle-même. Cet effort décuplé pour imposer l'idée d'un réel authentique au public (appuyé par des interventions "spontanées" d'Irina Bialek pour corriger les informations délivrées par Viviane Pavillon) est un effort qui est non seulement vain mais qui, selon moi, maquille plus le réel qu'il ne le révèle. Et il en résulte que la présence d'Irina Baliek elle-même m'apparaît lointaine, presque effacée. 

Toute présence vivante sur scène est, pour moi, la promesse d'une rencontre. Cette rencontre peut être faussée, voire manipulée, il n'en demeure pas moins qu'elle a le potentiel d'advenir. Et pour qu'elle puisse advenir, il est important, je crois, que la réalité physique d'une présence puisse trouver sa place. Irina Baliek arrive sur scène porteuse de son histoire, c'est évident. Seulement, une histoire ne passe pas seulement par les mots, c'est-à-dire par l'unique contenu descriptif qu'ils délivrent. Il y a aussi le langage du corps, la fragilité de la voix, les postures, le grain derrière les mots, la matière organique, enfin, qui accompagne toute prise de parole. Toute cette matière, malheureusement, m'a manqué pendant la représentation. Je n'ai pas besoin de savoir qui est vraiment Irina, bien entendu. Toutefois, j'ai besoin de la voir et tout le dispositif scénaristique et technique mis en place me prive de la possibilité de cette rencontre évoquée plus haut. Une incarnation scénique, j'insiste, est faite tout autant de paroles que de silences. Sur un plateau, les pieds parlent autant que la bouche. Un mouvement chargé porte même plus d'histoire, au moment de la représentation, qu'un enregistrement sonore, aussi véridique soit-il. Tous ces détails, qui n'en sont pas, amènent une respiration qui est propre à tout spectacle. Mais ici, la dramaturgie mise en place est trop efficace, trop scénarisée pour que cette respiration puisse me parvenir. Les personnes attentives auront noté que j'ai écrit que la construction dramaturgique d'IRINA ne m'évoque pas seulement le cinéma mais un certain cinéma français. Qu'est-ce que j'entends par là ?

Il existe depuis quelques années dans le cinéma français une vague de films, au scénario plus ou moins similaire, dont la trame repose essentiellement sur une vision psychologisante des rapports humains et dont le dénouement débouche invariablement sur ce mot affligeant, et terriblement de notre époque: la résilience. Vous pouvez regarder n'importe quel film dramatique français de ces cinq dernières années, la résilience y est omniprésente (Nos batailles, Revoir Paris, Je verrai toujours vos visages, et j'en passe et des moins bons). Le problème avec la résilience, telle qu'elle nous est martelée à longueur de semaines dans les médias, et telle qu'elle nous a été martelée durant l'époque du COVID, c'est qu'elle efface complètement la notion de lutte des classes et l'oppression systémique dont sont victimes tant de personnes. La résilience a ce côté pratique, pour les dominants, qu'elle fait porter à l'individu l'entière responsabilité de sa propre survie. Et si j'en parle ici, c'est que Boris Cyrulnik, justement connu pour avoir vulgarisé le concept de résilience, est cité dans le spectacle. 

Lors d'une scène, assez touchante et juste, où Irina raconte qu'elle est en train de lire et analyser à l'école le livre Enfance de Nathalie Sarraute, un parallèle se crée entre Irina Bialek et l'écrivaine française. Toutes deux se sont retrouvées face au dilemme de raconter le récit de leur enfance. En effet, jusqu'où peut on raconter avant de tomber dans l'affabulation ? Où s'arrête la mémoire et où commence la fiction ? Ces questions sont réellement fascinantes, sans réponse tranchée, et elles amènent, à ce moment du spectacle, un début d'éclaircissement, comme si nous avions la sensation d'aller vers le point de convergence de la représentation. IRINA prend alors la forme d'une œuvre scénique centrée autour des problématiques que posent la notion d'histoire. La grande Histoire, celle racontée dans la littérature dominante, la petite, celle du quotidien, etc. Seulement, arrive la mention de Boris Cyrulnik, de la résilience, et cet ajout, aux premiers abords anodins, donne une nature tout à fait différente au récit mis en place par Marika Dreistadt et le reste de son équipe.

En effet, il faut d'abord noter quelque chose d'important: s'il y est question du récit d'Irina et de son placement dans une famille accueil, à aucun moment du spectacle il ne sera question du système de placement en tant que tel. Par exemple, comment cela se passe-t-il de placer une enfant d'un an et demi dans une famille ? Qui prend cette décision et sous quelle autorité ? Et aussi, qu'en est-il du travail des juges, des éducateur.ices ? Quelle est leur marge de manœuvre ? Et surtout, pourquoi Irina a-t-elle séparée de sa mère ? Tant de questions politiques, sociologiques et historiques indissociables de l'histoire d'Irina Bialek et de sa famille. Que ces questions soient absentes est déjà un problème en soi. Mais qu'il y soit en plus fait mention de Boris Cyrulnik en est un autre, bien plus grave à mes yeux: c'est ramener l'histoire d'Irina à une question de résilience.

Je veux bien croire que ce n'était pas là l'intention des concepteur.ices du spectacle. Seulement, j'insiste pour celles et ceux qui pensent que je m'attarde sur un détail, la mention de Cyrulnik n'est pas anodine. Elle intervient vers la fin du spectacle (ce qui n'est déjà pas rien), au moment même où intervient une sorte de cristallisation du récit, comme si c'était bien là qu'on voulait nous mener. De plus, j'ai remarqué qu'une grande sélection de livres de Cyrulnik étaient disponibles à l'achat dans le foyer du théâtre (je sais que c'est un élément qui se situe hors de la représentation mais, encore une fois, ce n'est pas un élément anodin). Je ne vais pas m'attarder sur le fait que Boris Cyrulnik est un intellectuel un peu douteux à mes yeux et que Nathalie Sarraute est infiniment plus intéressante que lui, ce n'est pas vraiment le sujet. Je voudrais simplement dire ceci: tout récit social, tiré du réel, ne peut s'arrêter, selon moi, à une affaire de psychologie et de développement personnel. Il y a un appareil étatique à l'œuvre qui commet des violences concrètes sur des corps. Il serait juste, par égard pour le travail de Bourdieu, de ne pas l'oublier.



IRINA sera joué jusqu'au 27 mais 2023 à la Comédie de Genève puis le 1er juin 2023 à l'Usine à Gaz, Nyon.






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