Marcher dans son labyrinthe

 





À travers le brouillard - Dédale

Cie Kokodyniack

Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-bains, du 9 au 12 mai 2023


Mise en scène:  Jean-Baptiste Roybon
Collaborateur artistique: Véronique Doleyres
Jeu: Basile Lambert
Piano: Alexis Gfeller
Danse: Élodie Aubonnet
Lumières, Vidéo: Jérôme Vernez
Scénographie: Cie Kokodyniack


La nouvelle création de la compagnie Kokodyniack se présente comme un triptyque centré autour de trois témoignages. La première pièce, Crépuscule, mettait en scène la parole d'une personne malvoyante. La seconde, Vibration, celle d'une personne malentendante. La troisième, Dédale, se concentre sur le témoignage d'une femme, Maryline, atteinte de la maladie d'Alzheimer. Chaque pièce dure environ 45 minutes et a été présentée séparément durant la saison 2022/23. 

Je n'ai pas vu les deux premières pièces. Je ne peux donc pas faire une critique du triptyque dans son ensemble. Cet article se concentrera donc, bien entendu, sur le troisième volet. Je note tout de même, au passage, que je remarque une augmentation ces deux dernières saisons de projets scéniques conçus comme des diptyques, triptyques, épisodes, etc. J'avoue qu'à l'heure actuelle, je ne sais pas encore trop quoi en penser. Faut-il y voir une influence des séries chez les artistes de la scène ? Plus précisément, assiste-t-on à une redéfinition du temps de la représentation sur la scène contemporaine ?

À l'heure où notre attention, l'or de ce siècle, est constamment sollicitée de tous les côtés, où chaque seconde de notre temps est appelée à devenir un produit, je me demande s'il y a là une réaction, consciente ou non, de la part des arts vivants. S'inscrire dans le temps long pour lutter contre la consommation superficielle et éphémère. Il y a peut-être de cela. Mais personnellement, j'y perçois aussi autre chose, comme un désir de la part de certain.es artistes de construire ce qu'on appelait autrefois de grandes œuvres. Parler de diptyque ou de tétralogie, c'est sûr que ça en jette toujours plus que de parler simplement de spectacle. Mais à part pour flatter quelque peu son ego, je conçois mal, alors que les subventions allouées aux arts vivants baissent chaque année dans les villes, comment cela peut réellement profiter aux artistes. C'est pourquoi j'y vois encore autre chose, de moins glorieux (et de plus douteux à écrire, avec mes connaissances actuelles): ça commence à sentir vraiment le sapin pour les arts vivants subventionnés. 

Ce que je veux dire par là, c'est qu'on a souvent vu dans l'histoire de l'art des périodes de grandiloquence, de grandes œuvres longues et foisonnantes, précédées par des périodes de crises profondes. Je pense par exemple à l'époque des grands péplums hollywoodiens des années 50, précédée par des grands cassages de gueule de studios américains et une remise en question profonde de la façon de faire du cinéma. Et aujourd'hui encore, alors que la question n'est plus tellement de savoir si les grands complexes de cinéma vont fermer, mais plutôt quand ils vont fermer (en 2034, d'après mes sources), des cinéastes s'empressent vite de produire des grands films stylistiques avec de grands thèmes universels que des journalistes du monde entier s'empressent à leur suite d'appeler des lettres d'amour au cinéma (Spielberg, James Gray ou Sam Mendes, pour ne citer qu'eux). En réalité, soyons claires, ce n'est pas le cinéma qui va mourir mais bien une certaine façon de produire du cinéma. Et s'il fallait s'en réjouir plutôt que s'en affliger ? L'avenir nous le dira peut-être.

Du côté du théâtre, je ressens un mouvement similaire. Les grands théâtres subventionnés sentent bien qu'ils doivent lutter pour leur survie (et leurs salaires) et la pression appliquée par certains bords politiques pour justifier les sommes dérisoires allouées à la culture les poussent vers une logique de surproduction, de rendement et de justification. Et donc, quoi de mieux que la grandeur pour justifier une subvention de quinze mille francs ? Le nerf de la guerre reste l'argent, bien sûr, et si cet argent peut être visible sur la scène, c'est mieux (les salaires des artistes ne font pas partie des ambitions de grandeur, apparemment).

En résumé, ce n'est pas aux artistes de la scène que profitent ces appels à la grandeur. Les artistes de la scène ne sont pas mieux payé.es en produisant plus. Ils et elles sont juste plus épuisé.es. Pour savoir à qui profite cet appel à la production de toujours plus de spectacles, m'est avis qu'il faudrait aller voir là d'où vient l'argent. Mais je laisse ces questions matérialistico-marxistes de côté pour le moment et voudrais revenir à Dédale.


Troisième volet du triptyque de la compagnie Kokodyniack, donc, la pièce s'ouvre sur l'entrée au piano d'Alexis Gfeller, musicien et compositeur sur les trois pièces. Avec sur scène, et encore dissimulé par la pénombre, la danseuse Élodie Aubonnet et, plus à l'arrière-scène, le comédien Basile Lambert. Au-dessus d'elle et lui, des ampoules suspendues à de longs câbles, disposées à des hauteurs variées. Elle s'allument légèrement et on perçoit, dans la demi-lumière le corps d'Élodie Aubonnet évoluant lentement sur le plateau, son axe vertical contrarié par l'angle de son coude gauche, le visage tourné vers le bas, le regard recouvert par une ombre. Je sens déjà en cet instant une fascination monter en moi. Chaque variation de ses gestes m'apparaît alors comme perceptible, comme si l'air s'était soudainement condensé autour d'elle, sa présence devenant peu à peu plus pleine, plus forte, et peut-être aussi, étrangement, plus vulnérable.
Puis, arrive de l'arrière-scène la voix de Basile Lambert qui nous retransmet, avec une sorte de bonhomie venue d'un autre temps, le témoignage de Maryline.

Le témoignage de Maryline a été recueilli en amont par les membres de la compagnie et ce qui nous est redonné en présence par Basile Lambert est, nous dit-on, une retranscription fidèle, à l'inspiration près, des paroles de Maryline. Au point même que la compagnie, comme est venu nous l'expliquer Jean-Baptiste Roybon sur le plateau avant le début du spectacle, a établi une sorte de codex pour noter ce qui relève plutôt du grain de la parole (les soupirs, les différences de ton, les pauses inspiratoires, etc). Pourquoi est-ce important pour l'appréciation du spectacle ? Parce que sur le mur du fond, en hauteur, est projeté un panneau de surtitres où il sera possible de lire le texte dit par le comédien, agrémenté de certaines de ces annotations orales, le spectacle étant également pensé pour des personnes en situation de handicap auditif.

Je dois cependant marquer une pause ici et nuancer cette question de l'inclusivité du spectacle et son propos. En effet, au début du spectacle s'est installée une confusion en moi qui n'a pu être dissipé que plus tard, vers le milieu de la représentation. Je comprends à cet instant que les explications du metteur en scène, délivrées avant le début du spectacle, m'ont légèrement induite en erreur quant au propos de la pièce, à savoir qu'il s'agissait bien d'un spectacle construit autour du témoignage d'une personne atteinte de la maladie d'Alzheimer et non d'un spectacle autour d'une personne en situation de handicap auditif. 

Il est vrai que, comme je l'ai déjà écrit, je ne lis jamais les feuilles de salle avant un spectacle (ou bibles, comme je l'ai entendu dire en France, un nom qui me laisse encore perplexe à ce jour). Tout d'abord, parce que ça m'ennuie (ce qui est une bonne raison), ensuite parce que, selon moi, les arts scéniques sont par essence un art du présent. C'est donc ici et maintenant, devant mes yeux, que le spectacle trouve sa forme et son existence et non dans un futur antérieur, élaboré à coups de livrets, exposés ou autres digressions intellectuelles. Je reste convaincue que tout spectacle existe uniquement à l'instant où il est présenté devant moi. Ce qui s'adresse à mon intellect, plutôt qu'à mes sensations physiques, ce que je dois comprendre ou connaître avant de voir, a la même valeur, pour paraphraser Beckett, que les verres que l'on va consommer à la sortie d'un spectacle.

C'est pourquoi je regrette un peu que tout le travail accompli pour retranscrire le témoignage de Maryline (travail tout à fait fascinant, par ailleurs) me soit expliqué en amont de la représentation. Je ne crois pas à cette idée que le public doive tout savoir ou tout comprendre. Je revendique même, en tant que spectatrice, mon droit à l'ignorance. Lorsqu'Élodie Aubonnet est au milieu du plateau et signe le texte délivré par Basile Lambert, je crois sincèrement que je l'aurais accepté sans me poser de questions. Pour la simple et bête raison que c'est beau, et que cela me suffit. Et quand c'est beau, je n'ai plus besoin de comprendre. Après... qu'est-ce que la beauté, ce mot galvaudé, je n'en sais rien. Je tâcherai peut-être de rendre cette question tangible au fur et à mesure de mes prochains articles (si l'envie me prend et si je ne l'ai pas oublié).

De plus, ces explications concernant la retranscription du témoignage de Maryline ont également influencé mon regard sur le jeu de Basile Lambert. Je trouve fascinant de pouvoir observer un comédien redonner avec fidélité les hésitations, les pauses, les bredouillements d'une autre. De le voir essayer et parfois, immanquablement, se rater. Seulement, encore une fois, pourquoi ai-je besoin de le savoir en amont ? Toute parole donnée sur scène est un saut au-dessus du vide, de toute façon. 
Je crois aussi deviner que la parole de Maryline n'était pas toujours retransmise à l'hésitation près. Je crois même que Basile Lambert s'en est parfois largement écarté. Et ce n'est pas un problème pour moi, bien au contraire. C'est même dans ces écarts que surgit le théâtre, dans cet entre-deux, sur le fil, à mi-chemin entre le réel et la fantaisie. Et je ne pense pas non plus que le témoignage de Maryline soit présent dans toute la fragile plénitude de son réel. Il a très certainement été réduit, remonté, condensé. Bref, il a été adapté pour la scène. Et cette adaptation est d'ailleurs un des points forts de Dédale. Elle est subtile et nous amène, peu à peu, avec les mots fragiles de Maryline, à travers le brouillard blanc que semble être devenu sa mémoire et donc son quotidien. Le passage où elle nous raconte, à travers le corps de Basile Lambert, ses appels au secours à son compagnon car elle ne comprend plus ce qui se trouve dans ses casseroles est un moment qui vous touche d'une indescriptible façon, hors de tout apitoiement malsain. Il n'y a aucun pathétisme à cet endroit, c'est juste la vie qui vous est révélée dans toute sa nudité. Et le mariage des corps, de la musique, de la danse et de la parole est aussi sensiblement amené tout au long de la représentation. On ne ressent pas ce décalage qu'on peut ressentir parfois sur scène entre plusieurs disciplines artistiques. 

C'est donc bien dommage que le spectacle soit pourvu d'autant d'effets de lumières et de projection vidéo. Bon, il est aussi vrai que je ne suis pas une grande adepte des effets techniques, ou technologiques, sur scène, je dois l'avouer. Je peux parfois goûter d'un effet visuel à tel moment, ou d'une prouesse technique à un autre, mais cela reste des sucreries pour moi. Surtout lorsque le plaisir que j'ai, en tant que spectatrice, de me figurer les choses à mon aise, dans mon espace mental à moi, m'est dérobé. Comme lors de cette scène où Basile Lambert décrit un instant tendre assis sur l'herbe et qu'une vidéo d'un pré laissé en jachère apparaît sur l'arrière-plan et occupe tout le mur. Fallait-il vraiment me montrer l'herbe, alors que la présence de ces corps sur scène me la donnait déjà à voir ? 

Je me souviens d'une conférence d'un metteur en scène argentin à laquelle j'ai assistée il y a plus de dix ans et au cours de laquelle ce dernier affirmait, un peu à la manière d'un Grotowski des Pampas, que le théâtre n'avait pas besoin d'un public pour exister. Je me souviens avoir été viscéralement opposée à cette idée. Non, je ne pense pas qu'un spectacle puisse exister sans qui que ce soit de présent pour le voir. Car c'est dans cet écho entre les interprètes et le public que se jouent les enjeux de la représentation. Et donc, oui, je pense que c'est notre imagination commune qui donne vie à cet art puissant et immanquablement fragile. 
Je voudrais donc redonner à César ce qui est à César et terminer par ceci: au fond, ce sont bien le pouvoir évocateur de la musique d'Alexis Gfeller, la présence magnétique d'Élodie Aubonnet et la tendresse du jeu de Basile Lambert qui ont redonné toute cette vie aux paroles bouleversantes de Maryline. Et la dramaturgie limpide de la compagnie Kokodyniack, bien sûr. Ce qui me fait me dire que, malgré la pagaille qui s'annonce au niveau du subventionnement financier des arts vivants, le théâtre a encore de belles perspectives devant lui.


Dédale se joue encore jusqu'au 12 mai au théâtre Benno Besson.




  



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le théâtre de la conspiration

À l'écoute des autres

Les vacances de l'amour