La danse pour ce qu'elle est

photo: Bart Grietens


Efeu

ZOO/Thomas Hauert


du 23 au 26 mai 2023, Pavillon ADC, Genève


Concept et direction: Thomas Hauert
Recherche et création: Fabian Barba, Thomas Hauert, Liz Kinoshita, Sarah Ludi, Federica Porello, Samantha Van Wissen
Interprété par: quatre danseur.euses de la compagnie
Lumière: Bert van Dijck
Son: Bart Celis
Costume: Chevalier-Masson, Sami Tillouche
Fabrication des costumes: Isabelle Airaud, Eric Chevalier
Scénographie: Chevalier-Masson



Pour cette critique, je vais sortir un peu du cadre que j'avais établi en amont, à savoir de n'écrire que sur des artistes établi.es en Suisse romande. Premièrement, les arts de la scène sont des arts où les employés sont régulièrement en mouvement, donc il convient d'être souple. Deuxièmement, la compagnie ZOO, bien qu'étant basée en Belgique, est tout de même dirigée par Thomas Hauert, lequel co-dirige actuellement le bachelor en danse contemporaine de la Manufacture de Lausanne. Donc que les territorialistes se rassurent: on reste en terres connues. Et enfin, troisièmement, Efeu est une grande pièce de danse. 

Avant d'écrire sur la pièce à proprement parler, je voudrais revenir sur une phrase que j'ai lue dans un article à propos d'Efeu. La journaliste y écrivait:

Avec le mouvement humain pour matière première, la dramaturgie, résolument abstraite, sera plus proche de la composition musicale que de la narration théâtrale, se plaçant ainsi au diapason des puissances complexes et fluctuantes de l'univers.

Je ne cite pas ce passage pour venir le contredire, je suis même plutôt en accord avec ce qui est dit. Si je le cite, c'est que j'ai été frappée par la présence du mot abstrait, qui est un mot souvent utilisé pour parler d'une œuvre art et qui reste souvent imprécis à mes yeux. 

Je ne suis pas historienne de l'art, je ne vais donc pas prétendre à l'érudition et me contenter de rappeler que l'arrivée de l'art dit abstrait au vingtième siècle venait remettre en question l'art dit figuratif. C'est donc un art qui cherche à s'affranchir de l'action d'imiter ou de représenter un modèle préexistant ou reconnaissable et à la place de travailler sur les formes et les couleurs pour ce qu'elles sont. Exemplairement, on pourrait citer les tableaux de Kandinsky ou Sonia Delaunay (pour aller vite). Très vite, le terme abstrait posera problème, car, de par son étymologie (il désigne à l'origine l'action d'extraire) et son usage, il sous-entend que nous sommes face à un art isolé du réel, intangible, flou. Tout le contraire, en somme, de ce qui était accompli par ces artistes du vingtième siècle qui prônaient justement un retour vers la matière pure, vers la forme pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une simple forme. En réalité, nous sommes bien face à un art concret, au sens où il se contente de jouer avec les signes et d'en extraire toute velléité de symbolisme ou de signification explicite. En ce sens, donc, je rejoins l'autrice des lignes citées plus haut pour parler, chez la compagnie ZOO, d'une dramaturgie de la danse résolument abstraite, au sens où la danse est montrée pour ce qu'elle est, de la danse. Et c'est à mon sens l'une des grandes qualités de Efeu


En effet, il m'est apparu limpide, dès l'entrée en scène des quatre danseur.euses et le premier moment à deux enclenché, sur une musique populaire italienne, que nous serions face à un pur instant de danse, où les corps travaillent concrètement dans l'espace, avec l'espace, et où chacun.e semble danser à la fois pour soi et pour les autres, entre les règles de ce qui semble être un jeu, avant tout. Ce premier instant a lieu entre Fabian Barba et Federica Porello, tandis que Samantha van Wissen et Thomas Hauert sont positionnés sur les côtés de ce grand carré blanc dérangé. Dérangé parce que, tout simplement, ses coins sont maintenus par des câbles et semblent flotter en l'air. Ainsi le fameux grand carré blanc, vu de nombreuses  fois sur de nombreuses scènes est ici perturbé par une décision presque enfantine et qui enlève toute impression de rigidité à l'ensemble. Car s'il est évident que nous sommes bien face à des danseur.euses qui jouent ensemble dans un cadre défini et qui improvisent avec une grande précision, il n'y a pas un seul instant de rigidité dans Efeu. 

Des motifs chorégraphiés se suivent, reviennent, interviennent, avec élasticité et respiration. On perçoit des jeux avec la gravité, des élans où se construisent des mouvements centrifuges. On reconnait un travail sur les lignes de l'espace, sur les lignes du corps, sur les différents niveaux et on s'amuse de voir les danseur.euses jouer avec ces niveaux et ces lignes, les respecter, et parfois s'en défaire complètement, avec humour et légèreté. Et au milieu de ce jeu, on retrouve d'innombrables moments où chaque danseur.euse vous apparaît dans toute sa complexité et ses contradictions, comme s'il nous était alors offert de contempler l'entièreté de leur vie, sans organisation et hiérarchie aucunes (ce qui est impossible à recevoir, bien entendu). 

C'est quand on voit ce genre de pièces qu'on comprend l'importance d'un travail en commun qui s'étend sur plusieurs années. En effet, les membres de la compagnie collaborent ensemble depuis longtemps et ça se voit. Les improvisations en groupe sont d'une grand richesse et d'une grande écoute. On perçoit le jeu espiègle et le respect mutuel. Chacun.e trouve sa place, chacun.e est visible et l'ensemble existe. Je suis aussi reconnaissant.e envers la compagnie de n'être pas tombée dans un désir d'imitation ou de discours représentatif de la nature dans cette pièce. Le lien à la terre étant au centre (Efeu veut dire lierre en allemand), j'appréhendais un peu d'assister à cet élan général auquel j'assiste dans d'autres spectacles contemporains et qui voudrait amener la nature sur la scène (élan louable, certes, mais immanquablement vain). Dans Efeu, la nature est autant dans les corps qu' hors des corps. Et il règne une grand humilité face au mystère du vivant. Nous ne pouvons pas tout comprendre mais nous pouvons le contempler. Et c'est avec joie qu'on se retrouver à contempler les présences de Thomas, Federica, Samantha et Fabian.

Il est toujours délicat de parler de la danse en tant qu'écrivaine quand on n'a que ses mots pour en rendre compte (ce qui est quand même antinomique avec cet art). Je voudrais juste conclure en disant, à la suite de Jacques Rancière, qu'il est parfois plus juste, selon moi, de simplement accepter que la danse n'est que de la danse, et que c'est déjà beaucoup.


Nous avons vu tant de représentations théâtrales prétendant être non plus des spectacles mais des cérémonies communautaires; et même aujourd'hui, en dépit de tout le scepticisme "postmoderne" à l'égard du désir de changer de la vie, nous voyons tant d'installations et de spectacles transformés en mystères religieux qu'il n'est pas nécessairement scandaleux d'entendre dire que des mots sont seulement des mots. Congédier les fantasmes du verbe fait chair et du spectateur rendu actif, savoir que les mots sont seulement des mots et les spectacles seulement des spectacles peut nous aider à mieux comprendre comment les mots et les images, les histoires et les performances peuvent changer quelque chose au monde où nous vivons.


Jacques Rancière, Le spectateur émancipé 


 





 
















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