Faire ou dire, il faut choisir

 




Pour cet article, un peu différent, je voudrais proposer une réflexion sur une thématique commune à de nombreux spectacles présentés cette saison dans la région. Et pour ce faire, je ferai une critique comparée en m'appuyant sur deux spectacles joués en ce moment: Forêt, conçu par Sarah Anthony et Loredana von Allmen, et La machine dans la forêt, écrit et mise en scène par Alexandre Doublet.
La question écologique, pressentie à raison comme une question urgente et globale, est au cœur des préoccupations de nombreux.ses artistes de la scène, et ce depuis longtemps. Exemplairement, on la retrouvait déjà chez Tchekhov, dans la bouche d'Astrov, personnage présent dans Oncle Vania, et 
qui déclarait ceci à propos des forêts: 

Les forêts, il y en a de moins en moins, les rivières tarissent, le gibier a disparu, le climat est détraqué et, chaque jour, la terre devient plus pauvre et laide.

Le mot écologie est apparu pour la première fois, semble-t-il, en 1866, dans un ouvrage de Ernst Haeckel, un zoologiste et biologiste allemand. Il désignait principalement à l'époque la science qui étudie les habitats. À partir des années soixante, il a commencé à prendre le sens plus politique qu'on lui connaît aujourd'hui, à l'aune des premières grandes luttes pour la préservation de la biodiversité (d'ailleurs l'ONG WWF a été créée en 1961). Tchekhov n'était donc pas un écologiste au sens contemporain du terme, mais les préoccupations qui le traversaient, à l'ère de l'industrialisation montante, résonnent évidemment encore fortement avec les préoccupations de notre siècle. Avant lui, la question de la nature, et son inévitable opposition à la culture, la question du sauvage, de notre rapport à la faune et à la flore, ont été omniprésentes dans les réflexions philosophiques de l'humanité jusqu'à nos jours (Montaigne, Rousseau, Jane Goodall, Maria Mies, etc). Rien de surprenant, donc, que cette thématique soit aussi présente dans les arts de la scène. 

Ainsi, cette saison, la nature était présente, en tant que potentiel d'expression scénique, un peu partout. Chez Solange Schifferdecker avec Nature, you are, chez François Gremaud avec Auréliens, chez Muriel Imbach avec Arborescence programmée, chez Isumi Grichting et Christian Cordonier avec Camper, chez Guillaume Béguin avec Les nuits enceintes, chez Stefan Kaegi et Caroline Barneaud avec leur projet en itinérance Paysages partagés, lequel inclut de nombreuses propositions artistiques en extérieur. Un point commun entre ces différents projets: la conscience exprimée d'une nature menacée. Cette menace peut être racontée avec humour, avec dépit, avec une colère sourde ou crépusculaire (c'est selon les affinités de chacun ou de chacune), ce qu'il en ressort, dans tous les cas, c'est la présence affichée d'un appel. Et cet appel peut prendre des formes diverses. Tantôt il s'agit d'un appel à l'écoute, à l'empathie, tantôt d'un appel à la révolte, au réveil d'une conscience endormie, ou trop indifférente. Tantôt, et c'est l'une de ses formes les plus discutables, il s'agit d'un appel pédagogique prenant la forme d'une leçon destinée au public.

Pourquoi est-ce une forme discutable ? Parce qu'elle peut sous-entendre que le spectateur ou la spectatrice serait un disciple ignorant et que l'artiste, lequel prend alors la forme d'un conférencier, serait le détenteur d'un juste savoir. Encore une fois, comme je l'ai déjà écrit, je veux bien croire que ce n'est pas là l'intention profonde de la plupart des artistes qui mettent en place de tels projets scéniques. Seulement, en tant que critique obsédée par la matière, et aussi en tant que simple spectatrice, je me préoccupe avant tout de ce que je vois, de ce que j'entends, et de ce que je ressens. Et ce que je ressens, assez souvent, c'est que l'on me fait une leçon. Les intentions derrière peuvent être honorables ou douteuses, il n'en demeure pas moins qu'elles ne sont que des intentions, sans texture, sans vie, et qu'elles restent la nourriture exclusive de celles et ceux qui ont des prétentions à la programmation d'un théâtre. Ce qui n'est pas mon cas. 

Ce que je constate, depuis quelques années, c'est un élan exponentiel vers le discours écologique sur les scènes romandes (un discours qui prend effectivement parfois des allures de conférence). Et comme tout élan exponentiel, il est toujours intéressant, voire même hygiénique, de se demander d'où il surgit et quelle est sa destinée. Et surtout, quels sont les éléments de langage qui le caractérisent ? 

Ce qui peut frapper, à première vue, c'est de voir à quel point le discours de la durabilité rencontre un écho favorable auprès de grandes fondations donatrices, dont la nature et les origines vont largement contredire tout engagement auprès du vivant. Par exemple, la fondation Nestlé pour l'art, qui soutient, l'air de rien, de nombreux projets artistiques à discours écologique, dont La machine dans la forêt, d'Alexandre Doublet (le propos central du projet de Doublet n'est pas vraiment l'appel de la nature, à proprement parler, mais j'y reviendrai). Dans le jargon politique, on appelle cela du greenwashing. Est-ce que Nestlé pratique du greenwashing en soutenant, via sa fondation, des œuvres écologiquement engagées ? Je ne sais pas, disons qu'on va leur laisser le bénéfice du doute. 

Un autre aspect frappant, selon moi, c'est de voir comment les théâtres organisent activement un appareil discursif autour de ces thématiques, au point de prétendre à une nouvelle façon de faire du théâtre. Ou, pour parler le langage désormais dominant, une nouvelle façon de faire communauté. Pourquoi cet élément de langage n'est-il pas anodin ? Parce qu'il insinue que le théâtre est passé d'une aventure esthétique à une aventure communautaire. Et quel problème pose le communautaire au monde de l'art ? Il empêche l'émergence d'un dissensus perceptible entre une œuvre artistique et les effets qu'elle produira sur un public donné. En deux mots, les intentions prennent le dessus. Et quand les intentions prennent le dessus, nous sommes confrontés à un art théâtral qui s'est ôté la possibilité de ne pas savoir, c'est-à-dire un art non plus du présent mais de la projection.

C'est une différence subtile, pas toujours clairement définissable. Mais c'est une différence perceptible qui trouve sa source dans le processus même de création, tel qu'il se pratique de plus en plus aujourd'hui. Ainsi, la recherche empirique, qui a longtemps été un aspect fondamental du théâtre et de la danse, a peu à peu été remplacée par une recherche purement théorique, creusée à base de lectures universitaires et d'idées intangibles. La présence intuitive du corps, qui ressent, est délaissée pour la présence rassurante de l'esprit, qui sait. Et quand on sait, il est toujours plus facile de convaincre. Car la difficulté alarmante des artistes pour s'aménager des espaces de création qui s'inscrivent dans la durée, ou pour rassembler les fonds nécessaires à une telle durée, est un obstacle majeur à toutes velléités d'exploration. Les spectacles doivent se faire dans des temps de plus en plus courts et donc, résultat inévitable, il n'est plus possible de penser rêveusement un spectacle. Il faut savoir ce qu'on veut faire avant même d'avoir commencé, ce qui a pour conséquences une séparation des faits et des concepts. Ou devrais-je dire: une séparation du corps et de l'esprit (ce qui est un non-sens absolu dans un contexte où la nature, le vivant, prend une telle place dans une dramaturgie). 

Cette séparation, due en partie à un contexte de création artistique précaire, en partie à des changements de paradigme dans le champ social, peut prendre plusieurs formes dans un spectacle. Et pour tenter d'y voir un peu plus clair sur ces questions, je voudrais m'attarder sur les deux spectacles mentionnés en introduction, en commençant par La machine dans la forêt.


La machine dans la forêt

compagnie ADVQ 

31 mai au 3 juin 2023 à l'Usine à Gaz, Nyon


Texte et mise en scène: Alexandre Doublet
Dramaturgie: Maryline Lagrafeuil
Avec: Malika Khatir
Administration: Vanessa Lixon
Production, diffusion: Valérie Quennoz
Vidéo: Simon César Forclaz


Sur l'affiche du spectacle d'Alexandre Doublet, à Nyon, il est écrit que La machine dans la forêt est une lecture. Pour ma part, prenant cette donnée en compte, je préfère consciemment utiliser le mot spectacle. Je considère que, dès l'instant où il y a une mise en scène, nous avons dépassé le stade de la simple lecture. Parfois, la frontière est floue. Mais j'ai une sérieuse aversion pour le mot projet, qui est un mot d'entrepreneur, pourtant omniprésent dans tellement de programmes de salles. Et le mot spectacle est porteur d'une certaine naïveté, et d'un certain ridicule, qui est plus proche du réel que j'observe. Car il ne faut pas oublier, selon moi, que tout ceci n'est que du théâtre, et que tout ce que nous voyons, ce sont des spectacles.
Avant le début de la performance (encore un mot trouble), Alexandre Doublet se présente à nous, dans ce couloir du théâtre, réaménagé en salon, dans lequel nous nous trouvons. Il tient à remettre la création de ce spectacle dans son contexte et nous explique que son écriture est née pendant le confinement, qu'elle était une expression du moment, sans but prédéfini. Il nous invite à nous laisser emporter, à garder les yeux ouverts ou fermés, comme bon nous semble. Il précise que la vidéo présente en arrière-plan a été réalisée par Simon César Forclaz et que la musique que nous entendrons est de Arvo Pärt. Puis, il fait place à la comédienne Malika Khatir, qui s'avance, et commence le récit.


Le texte d'Alexandre Doublet est un monologue, par moments très intime, évoquant avec pudeur le décès d'un frère, sa maladie, et par moments plus mélancolique, se remémorant une enfance passée proche de la nature, la construction d'une cabane. Par son choix de recourir à une vidéo projetant des images d'arbres, superposées d'images d'eau tremblante (qui m'évoquent certains court-métrages anciens d'Eisenstein), et par le choix de laisser tourner en boucle la pièce Spiegel im Spiegel d'Arvo Pärt, pièce minimaliste avec d'infimes variations, le projet d'Alexandre Doublet semble être de vouloir immerger son spectateur ou sa spectatrice dans un temps ralenti, proche de l'onirisme. J'ai lu dans un journal local, que je ne citerai pas, que le spectacle était comme un collage composé à la manière des cubistes ou de Godard. Au-delà du fait qu'il y a un monde entre des cubistes (d'ailleurs, de quels cubistes parle-t-on?) et un cinéaste comme Godard, je remarque qu'on va très vite chercher Godard quand on veut illustrer que telle ou telle création est poétique, au sens où on n'y comprend pas grand chose. Mais si dans le cas de Godard, il est vrai qu'il n'est pas toujours question de comprendre, dans le sens d'analyser et de produire des liens de cause à effet, il est tout de même intéressant de se pencher sur ce que dit concrètement le texte de Doublet.

Car, contrairement à son titre, La machine dans la forêt n'est pas un texte qui parle de la forêt. La nature évoquée tout au long de la lecture est avant tout une nature romantisée, idéalisée par l'acte de remémoration qui le précède. Et cette nature, ce havre de paix et de lumières, bien qu'il soit troublé par le deuil, contient en lui-même les promesses lointaines d'un paradis perdu. Il ne s'agit pas d'une nature hostile, sauvage, comme on pourrait la lire chez un auteur comme Jack London. Il s'agit plutôt d'une nature rêvée, fantasmée, proche du trope éternel d'un âge d'or révolu, exemplairement mis en vers par John Milton dans son œuvre phare Paradise Lost. Nous sommes donc en présence d'un texte qui met en place les signes favorables à une nostalgie. Et bien que le texte de Doublet semble parfois se révolter contre la notion de faire famille, il n'en demeure pas moins qu'il appelle, au final, à une unité familiale, puisque la famille, la communauté humaine, plus que la forêt, semble être le refuge d'une humanité morcelée.

Dans le même journal local évoqué plus haut, il est question d'un texte écrit dans cette urgence de rester ensemble et de resserrer les liens. Encore une fois, je constate que les effets ont été anticipés. Est-on vraiment face à un texte qui invite à rester ensemble ? Et qu'est-ce que ensemble veut dire ? Les liens ont-ils été soudainement perdus durant le confinement ? Et de quels liens parle-t-on ? Toutes ces questions ne trouvent pas de réponse lors de la performance, pour la simple raison qu'elles ne sont pas réellement posées. Il est facile d'inviter les gens à mieux vivre ensemble. Il est plus difficile d'expliciter ce que cela veut dire. Et moi qui me considère comme une critique et une écrivaine, je serai toujours la première à dire qu'il faut toujours se méfier des mots. Une invitation n'est qu'une invitation. Elle ne va pas magiquement prendre la forme d'un acte. Et nous revenons ici à ce que je tentais d'expliquer plus haut, à savoir qu'il y a souvent un fossé entre ce qu'un spectacle veut dire et ce qu'il fait. Je dirais même: il y a des spectacles qui font, et il y a des spectacles qui disent. Dans le cas de La machine dans la forêt, nous somme plutôt du côté du dire. Car c'est un spectacle qui dit beaucoup mais qui ne rend pas lisible ce à quoi il aspire. Certaines phrases sont un peu vagues, voire contradictoires, et ne me permettent pas toujours de réellement percevoir ce qui m'est conté. Et ce n'est pas le fait d'énumérer toute une liste précise de plantes qui me laissera une chance de les voir. Par exemple, écrire le mot hêtre pourpre, ce n'est pas me donner à voir cet hêtre. Je pourrais me contenter d'une liste, s'il s'agissait d'un jeu avec le rythme, comme pratiqué chez Prévert, mais chez Doublet la liste botanique a des prétentions visionnaires. Seulement, je me demande, qui est capable de visionner une telle liste, à part un botaniste justement ? À cet instant du spectacle, je me sens un peu honteuse, puisqu'incapable de m'imaginer le quart des plantes évoquées, et je me retrouve à nouveau dans cette position désagréable, celle de la mauvaise élève qui n'a pas fait ses devoirs. Et au final, quelle leçon dois-je tirer de ce voyage onirique ? Me suis-je véritablement sentie appelée à mieux vivre ensemble ? Évidemment que non, puisque ce n'est pas le propre de l'art que de pousser les gens à changer leur vie, ou le monde. De plus, il faudrait pour cela qu'on s'entende tous sur ce que nous désirons, alors que nous savons bien, au fond de nous, que nos désirs sont hétérogènes, impossibles et incompatibles. L'idée que le théâtre soit le lieu rêvé d'un consensus possible est non seulement erronée, elle est aussi d'une naïveté dommageable. Dommageable, heureusement, non pas pour le monde, mais pour l'art.

La forêt est donc ici plus une évocation qu'une réalité concrète. Le théâtre de l'Usine à Gaz étant ce qu'il est, un bâtiment fait de verre et de béton, la forêt ne peut qu'apparaître à travers l'imaginaire du public qui reçoit le texte (les images étant des images, on ne peut pas parler non plus de nature à proprement parler). Quelle différence avec un spectacle dont la conception est intrinsèquement liée avec la nature qui l'entoure ? Prenons l'exemple de Forêt, de Sarah Anthony et Loredana von Allmen.

Forêt

Compagnie Nuit Corail

Dans le cadre du Festival des Forêts, proposé par la maison de quartier de Chailly

du 1er au 4 juin 2023


Conception: Loredana von Allmen et Sarah Anthony
Écriture, mise en scène et jeu: Sarah Anthony, Sébastien Gautier et Loredana von Allmen
Voix: Lili von Allmen
Création sonore: Raphaël Raccuia
Construction, Accessoires, Régie forêt: Valentine Pizzera
Création Mycélium: Céline Ducret
Création costumes: Karolina Luisoni et Coralie Chauvin
Coiffes: Malika Stähli
Illustration: Alice Müller
Aide recherche de fonds: Laura Salvadori
Communication sur les réseaux: Claire Nicolas


Le rendez-vous était donné à l'arrêt de bus Chocolatière, juste à côté du Parc de Sauvabelin. Le petit groupe que nous sommes est ensuite amené un peu plus loin, sur un chemin de gravier forestier, à côté de larges troncs abattus et du début d'un petit sentier. Après les quelques recommandations introductives, nous entrons dans la forêt, en file indienne. Nous sommes accueillis un peu plus loin par la comédienne Sarah Anthony, dans un costume de buisson d'hêtre. Elle sera notre guide dans cette première partie de la représentation, nous présentant les autres hêtres, membres de sa famille, ainsi que nous livrant quelques informations succinctes sur l'écosystème dans lequel nous évoluons. Elle sera rejointe plus tard par un grand ver de terre froussard, incarné par Sébastien Gautier, puis par un grand champignon lyrique, incarné par Loredana von Allmen. À travers leur dialogue, chacun et chacune expliquera indirectement au public son rôle dans le cycle des forêts. Chaque être, qu'il soit végétal ou animal, a son rôle à jouer et son importance dans le maintien de l'équilibre fragile de leur biotope d'élection. 

On devine, bien sûr, que le spectacle Forêt a un objectif pédagogique: rendre sensible un jeune public à la préservation des forêts, faire reconnaître que la terre que nous foulons a une vie, dans l'espoir probable que cette prise de conscience ait une influence réelle sur nos agissements quotidiens. L'intention est louable, bien sûr. Seulement qu'est-ce que cela donne, d'un point de vue théâtral ? Si les personnages amenés par la compagnie sont souvent drôles et touchants, à titre individuel, il en résulte malheureusement que l'intention pédagogique a pris le dessus sur le potentiel dramaturgique d'une immersion dans une forêt. Car si les situations mises en place ont un grand potentiel scénique (comme la peur du ver de terre à l'idée que des sangliers puissent débarquer), elles ne trouvent pas leur plein accomplissement lors de la représentation. Le lien dramaturgique est généralement flou, un peu forcé, reposant d'avantage sur les informations que l'on veut transmettre que sur une écriture qui cherche à faire ressentir le vivant. 
Ainsi, la forêt est relayée au poste de figurante, puisque elle joue ici d'avantage le rôle d'une scène sur laquelle on va jouer, que d'un espace multi-sensoriel influant directement sur la dramaturgie. Et il ne suffit pas d'être en train de parler d'elle pour que son rôle subitement advienne. Je veux dire que la forêt existe, hors de toutes nos conceptions et nos désirs. Elle n'a pas à se chercher une place qu'elle n'a de toute façon pas demandé. Pourtant, c'est bien le sentiment qui me traverse lors de la représentation: le sentiment que la forêt n'est pas réellement écoutée. Le nœud de ce problème réside, selon moi, dans le fait que la nature est ici dotée d'une parole humaine. Ce ne serait pas un problème en soi, si nous nous en tenions au principe que nous sommes au théâtre et que tout cela est un jeu. Cela devient un problème, pour moi, lorsque cette parole devient prosélytique, c'est-à-dire porteuse d'un message. C'était déjà mon reproche principal adressé au spectacle Arborescence programmée, créé par Muriel Imbach, lequel faisait parler un arbre et au spectacle Hate, de Laetitia Dosch, lequel faisait parler un cheval. Je peux accepter n'importe quel élan anthropomorphique. Après tout, c'est une source de jeu infinie. Mais j'ai de la peine à l'entendre quand la nature est utilisée pour faire passer des messages pédagogiques (ou politico-alarmistes chez Laetitia Dosch). Je crois qu'il est plutôt sain de rappeler, de temps en temps, que nous ne sommes pas capables d'engranger une communication égalitaire avec les êtres végétaux, ou même avec les animaux. Et je ne dis pas ça dans un aveu d'échec, mais plutôt dans un aveu d'humilité. Tant de choses nous échappent. Un chêne immense se tient devant nous et nous sommes dans l'impossibilité de lui parler (si tant est que cela est possible). Et c'est un mystère qui est déjà tout un monde en soi, et dont le potentiel scénique est vertigineux. Accepter ce mystère, c'est accepter que sa dramaturgie soit tout autant empreinte de paroles que d'opacité. Je sais que nombreux.ses sont les artistes qui ont lu des ouvrages de penseur.euses antispécistes (c'est parfois martelé dans les feuilles de salle). Des ouvrages qui invitent justement à redéfinir notre regard sur les animaux et les végétaux, à ne plus placer l'être humain au centre de l'univers du vivant. Je suis donc d'autant plus surprise d'assister à de nombreux spectacles où on ne fait finalement pas autre chose que du spécisme. Encore une fois, ce n'est pas un problème pour moi, tant que c'est un aspect clairement assumé de la proposition scénique.

J'associe cette apparente confusion entre intention antispéciste et proposition humano-centrée à ce que j'évoquais plus haut: la séparation entre les fait et le concept. Il y a la réalité concrète d'une action scénique, et il y a sa portée intentionnelle. Lorsque les deux se rejoignent, cela peut donner lieu à des effusions sensoriels, provocatrices d'images mentales inoubliables. Lorsque cela ne se rejoint pas, cela donne des spectacles dont les intentions ont anticipé la réaction du public, où nous sommes sensés tous et toutes être d'accord sur ce que nous avons vu et où le rêve d'une communauté unie est déjà acté avant même que nous ayons foulé le temps de la représentation. C'est bien pratique pour les théâtres, qui promeuvent le vivre ensemble et se félicitent de le faire. C'est moins pratique pour celles qui, comme moi, recherchent avant tout une aventure esthétique, que ce soit seule ou à plusieurs.




   

 

 

 

 

 

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