Le théâtre de la conspiration


photo: Vicky Althaus


Le spectacle de merde

cie Chris Cadillac


Avec:
AzuXenia, Adeline Bourgoin, Anthony Revillard, Severine Besson, Benoît 13, Michael Jackson, Marion Duval, Adina Secretan, Vince du 12, Karine, Luca Depietri, La Cé, Azucena Fabbri, Sophie Lebrun, Olivier Gabus, Vicky Althaus, Petit Tonnerre, Lajoie, Arnaud Biais, Sarah André, Guits, Banbul Simit, Andrea Bozza, Pancho, Yanick Pansier, Charline Malatok, Maxime Gorbatchevsky, Redwan Reys, Carmen Carat, Olivia Byrne-Sutton, Antoine Klotz, Eliot Harris, Fiamma Camesi, Frédéric Metayer, Cécile Druet, Diane Blondeau, Florian Leduc, Aurélien Patouillard, Antoine Frammery, Bruno Robyr, El puma, Blaise Yerly, Ben, Agathe Wiesner



On dit parfois que la réalité rejoint la fiction, tellement cette réalité peut s'accommoder d'histoires incroyables, inimaginables, hors du commun. Le contraire, à savoir que la fiction rejoint la réalité, est une tournure de phrase qui, si elle est moins fréquente, n'en demeure pas moins le désir profond de nombreux.ses artistes de la scène. Et dans le cas de la compagnie Chris Cadillac, dirigée par Marion Duval, je dirais même que la constante est celle de brouiller constamment la frontière entre la réalité et la fiction. Mais est-ce que cela est toujours clair pour la plupart des spectateur.ices ? C'est quelque chose qui se discute.

Revenons à la base, et surtout, essayons de démêler un peu le vrai du faux (au risque de briser un peu le mythe). Dans le cas de ce spectacle, et des événements qui ont précédé sa première, il me semble que cela peut être salutaire.

Mardi dernier a eu lieu la première à Vidy du Spectacle de merde, spectacle qui semblait très attendu par de nombreux journalistes qui suivent le travail de Marion Duval et de sa compagnie depuis ses débuts (disons depuis Hello en 2009 et surtout depuis Las Vanitas en 2011). 
Cependant, le lundi 19 juin, au matin, un événement d'envergure politique venait perturber le déroulé de cette fin de saison à Vidy: le collectif 43m2, composé de nombreux.ses activistes qui luttent activement pour le droit au logement et contre la précarité, est venu occuper le foyer du théâtre afin d'y installer des lits, ainsi que d'autres aménagements à disposition d'une quarantaine de sans-abris, pour une durée d'environ deux semaines. Seulement, le théâtre de Vidy étant propriété de la municipalité de Lausanne, la réaction ne s'est pas faite attendre: au bout de deux heures, selon les déclarations d'une des porte-paroles du collectif en amont de la représentation, quelque septante policiers en uniforme sont arrivés en force afin de déloger les activistes. Une solution de compromis aurait été proposée, conjointement avec la direction du théâtre, à savoir l'installation de deux tentes en extérieur pour que le collectif puisse mettre en place un accueil de jour et organiser des espaces de débat pendant cinq jours. Ce compromis, inacceptable pour le collectif (et à raison), puisqu'il ne permettait pas la création d'espaces intimes pour les sans-abris et aurait été inévitablement récupéré politiquement par les autorités et les institutions, a été refusé. Ainsi, lorsque je suis arrivée sur place le soir de la première, le foyer avait été "libéré" de toute présence du collectif, lequel était en train de remballer son matériel à l'extérieur, tout en collant des affiches sur les fenêtres du foyer. Autant dire que le foisonnement politique et humain que j'avais espéré retrouver à mon arrivée avait été tué dans l'œuf, ce qui fut pour moi une vraie source de déception.

Mais si j'énumère ces faits, au-delà de mon attachement politique au travail de ce genre de collectifs (citons d'autres exemples comme le Collectif Droit de Rester ou le Collectif Jean Dutoit), c'est aussi pour replacer Le spectacle de merde dans ce contexte et rappeler qu'il faut calmement éviter les amalgames et rendre au théâtre ce qui est au théâtre. Je veux dire par là que, bien qu'il soit évident que la compagnie Chris Cadillac s'est montrée solidaire envers le collectif 43m2 (notamment en invitant l'une de ses membres à venir s'exprimer sur scène juste avant le début de la représentation), il est important de noter que Le spectacle de merde n'est pas, stricto sensu, un spectacle qui aborde la question du droit au logement en Suisse. Si je le note, c'est par désir de précision, certains journaux ayant anticipé le contenu du spectacle sous l'influence des événements contestataires et politiques qui l'entourent. Et donc, ceci étant dit, de quoi parle exactement Le spectacle de merde  ?

Les gradins des spectateur.ices étaient montés à l'extérieur, non loin de la scène du Pavillon, faisant face au lac. La route qui mène vers le rivage longeait les gradins et le plateau d'herbe sur lequel allait se dérouler le spectacle. Après le discours de préambule du collectif 43m2, Marion Duval se tourne vers nous, un micro à la main et une grande feuille rafistolée de nombreux bouts de scotch de carrossier sur laquelle est inscrit le discours qu'elle a préparé en guise d'introduction. Elle bafouille, elle s'interrompt quand le son qui lui parvient des haut-parleurs lui paraît étrange, elle revient sur le début de récupération politique de son spectacle qui s'est opéré, elle accélère son discours, elle évoque les violences policières, les violences perpétrées en milieu psychiatrique, dont son frère décédé, dit-elle, a été une victime. Elle termine son discours et s'avance vers le milieu du terrain, où se trouve un vélomoteur (ou boguet, comme on dit chez nous) qu'elle démarre. Une musique est lancée, et Marion Duval s'élance sur la piste en dessinant de larges cercles avec son véhicule. Arrivent au loin des fourgons et des campings cars déjà usés par la route, certains tagués, qui rejoignent la piste pour ce qui deviendra un long ballet de véhicules. 
Tel un cirque fait de tôles et d'effets pyrotechniques achetés chez Carrefour, les protagonistes de la pièce lancent des fumigènes, saluent la foule, agitent des rubans et des fausses plumes. Puis, certain.es sortent de leur véhicule en marche, se présentent au centre, rejoignent leur véhicule en se dérobant à notre vue. S'ensuit un défilé carnavalesque où les fourgons sortent de scène puis reviennent déguisés tels le fourgon de Dumb & Dumber; un camion s'ouvre à l'arrière pour révéler une voiture cachée en son sein, prête à reculer, puis la musique vire à l'électro orientalisante et des personnages loufoques, dont les yeux sont dessinés sur les torses de deux interprètes et dont le crâne est un simple tissu tenu à bout de bras, s'élancent et sautillent ensemble. Un autre des camions revient et dévoile à l'arrière un empilement de haut-parleurs crachant de la drum'n'bass. Tout le monde se met alors à danser furieusement près du véhicule. Les bières s'ouvrent et commencent à gicler. Et enfin, toute l'équipe des interprètes se retrouve, après un énième cercle et mouvement des fourgons, au centre en rangée, et s'avance vers le public, un peu à la façon des astronautes dans Armaggedon. Sauf qu'ici il ne s'agit pas d'une équipe de gros bras américains, mais d'une bande de bras cassés punks et détraqués (et quand je dis ça, dans ma bouche c'est un compliment). Ils se présentent chacun.e à leur tour: il y a Lajoie, Azuxenia, Michael Jackson, La Cé, Vince du 12, Petit Tonnerre, Karine, Benoit 13 et Papi (j'en oublie peut-être, il faudra m'excuser). Arrivé.es près de nous, une nouvelle musique commence et Karine (la comédienne Fiamma Cammesi) commence un chant puissant, accompagnée par son équipe, et tous et toutes se mettent bientôt à hurler: c'est le spectacle de notre vie.

Ici se termine ce que j'appellerai la première partie du spectacle de merde, et qui est probablement l'un des moments de théâtre les plus intenses et les plus surprenants que j'aie pu voir ces deux dernières années. Le résumé que j'ai tenté d'en faire ici ne lui fait pas réellement justice, tant ce qui s'y jouait était foisonnant et précis. Et à partir de cet instant, le spectacle prend une autre tournure, en apparence plus chaotique et improvisée. Chaque protagoniste vient se placer sur un tapis en forme de cercle rouge (à l'image des cirques désuets) pour y faire son numéro. Il y aura AzuXenia et son numéro d'avaleuse de flammes, Petit Tonnerre, sorte de Zorro performant des tours de magie consciemment ratés (ou bof bof comme elle le dit), Papi nous lisant ses poèmes, Karine dansant et sautant telle une gymnaste tout droit sortie d'un pub sur la musique de l'Aigle noir (et étrangement l'un des moments les plus émouvants de la soirée), Michael Jackson esquissant des pas de son homonyme mais avec un peu plus d'alcool dans le sang, Lajoie et ses rêves de standup, La Cé et ses passages en rap improvisé foireux. Et le tout, entrecoupé de délires, d'improvisations, d'interruptions et de porteur.euses de drapeaux traversant la scène. Bref, comme vous l'aurez compris, il est en réalité impossible de raconter tout ce qui surgit sur le plateau, la compagnie Chris Cadillac imposant au public le spectacle d'une communauté de marginalisé.es, sans logique attendue et sans désir de nous convaincre de quoi que ce soit. Ce groupe est là devant nous, avec toute sa vie, ses déboires, ses espoirs et sa colère. Colère contre les flics, colère contre le capitalisme, les bourgeois, colère contre le conformisme et la tiédeur. Et colère aussi, pourrait-on croire, contre les codes prémâchés du théâtre. 
À la fin du spectacle de merde, il n'y a pas de saluts. Une longue fête commence et le public est invité. Il n'y a donc pas réellement de fin et la performance semble vouloir s'étendre jusqu'aux confins de la nuit, bien au-delà du plateau (au point même que l'un des véhicules utilisés sur scène ira se cogner contre les tables du foyer, mais je ne dirai pas qui le conduisait). J'écris pas réellement de fin mais y avait-il même un début ? Lorsque nous sommes arrivés, et que l'on nous a donné la feuille de salle, le spectacle était, en quelque sorte, déjà commencé. Car en relisant la liste des concepteur.ices et interprètes du spectacle, une chose frappe le regard: le nom des personnages est tout aussi présent que le nom de celles et ceux qui les interprètent, comme s'il n'y avait plus de différenciation entre l'œuvre et la vie. Et c'est là que nous touchons à ce qui est le propre de l'art de Marion Duval et de sa compagnie, et qui est à l'origine de nombreux malentendus la concernant: sa propension à l'affabulation la plus complète.

Il y a du chaos et, en apparence, des imprévus pendant le spectacle de merde. Les prises de paroles semblent parfois se dérouler au hasard, des gens trébuchent et boivent en s'en mettant partout, on a l'impression que tout se déroule selon le bon vouloir de celles et ceux qui occupent la scène, en dépit des répétitions. Seulement, je crois plutôt que le hasard chez Marion Duval est sciemment orchestré et que ce qui nous est montré découle d'un long travail rigoureux sur les fulgurances de la vérité au plateau. Ce qui semble compter, avant tout, c'est que le public croie absolument à la vie des corps et des voix qui se présentent à nous. Quitte, pour cela, à brouiller les pistes. Le choix, par exemple, de ne pas nommer sur la feuille de salle qui est responsable de quoi dans la création mais à la place de lâcher une simple liste de noms et surnoms n'est pas un choix anodin. Il découle, entre autres, d'un choix conscient de servir la dramaturgie du spectacle, à savoir celle d'une communauté sans leader, aux parcours individuels imprécis, et dont la plausible réelle existence dépend de notre crédulité. Lorsque la compagnie présentait en mars dernier, à l'espace 3 bis f de Montperrin, une version intermédiaire du spectacle de merde, les rôles étaient encore clairement attribués sous l'onglet distribution. Pourquoi donc ce désir de nous rendre crédules à tout prix ? Il faudrait, pour comprendre cela, revenir un peu en arrière, à la création du spectacle Cécile.


Présenté pour la première fois en mars 2019 à l'Arsenic, Cécile fait également partie des créations de la sélection suisse en Avignon de cette année. Lors de sa première, le spectacle se présentait comme la mise en scène d'une personnalité hors du commun: Cécile Laporte. Le texte de présentation de la pièce commençait ainsi:

Il y a des rencontres qui changent des vies. En 2016, Marion Duval fait la connaissance de Cécile Laporte, une activiste et auteure qui consacre son existence à rendre celle des autres meilleure. Écologiste, porno-activiste, spécialiste en psychotropes thérapeutiques, porte-parole de mouvements squat ou défenseuse des droits des migrants, Cécile Laporte mène ses combats la foi chevillée au cœur.

Le journal Le Temps publiait, à l'époque, ces mots concernant le spectacle:

A 37 ans, l’activiste Cécile Laporte a déjà eu mille vies. Elle les raconte dans le cadre du Programme commun à l’Arsenic, à Lausanne, avant Genève en mai. La metteuse en scène Marion Duval a eu raison de mettre en avant ce personnage hors du commun.

Notons que la journaliste utilise le mot personnage. Vu le contenu du reste de l'article, je ne crois pas que le mot était utilisé dans son sens théâtral. Mais avant de préciser ce que j'entends par là, je voudrais encore citer le début du nouveau texte de présentation du spectacle, tel qu'il est publié sur le site du festival off d'Avignon:

À la fois spectacle, performance et personne Cécile porte en elle mille vies, une conteuse hors pair et toutes les raisons de lui dédier un spectacle. Héroïne de ses propres histoires, elle les raconte sur scène, avec simplicité et humilité, pour le plus grand plaisir du public.

Il est donc noté ici que Cécile est à la fois spectacle, personne et performance, et surtout héroïne de ses propres histoires. C'est un indice subtil, révélateur de la véritable nature de Cécile Laporte. C'est-à-dire que cette Cécile-là est avant tout une création scénique, une pure invention montée de toutes pièces par Marion Duval et son équipe artistique, et interprétée par une autre Cécile: la comédienne Cécile Druet, également présente dans Le spectacle de merde en tant que La Cé.

Cette information était probablement une évidence pour de nombreuses personnes à l'époque. Mais elle ne l'était pas pour de nombreuses autres personnes, dont moi. De plus, aucun article publié dans la région ne mentionnait ce fait. Pourtant, cette information n'était pas vraiment un secret. C'est même une partie centrale du processus créatif de la compagnie Chris Cadillac, compagnie dont le nom est même un personnage fictif en soi.

Entre 2017 et 2018, l'équipe artistique, composée de Marion Duval, Luca Depietri, diplômé de philosophie et sciences des religions, Cécile Druet et Diane Blondeau, artiste plasticienne-sonore, menait une recherche au sein de la Manufacture (Haute école des arts de la scène de Suisse Romande, et bientôt unique école de théâtre de la région). La recherche, dont le dossier complet est en accès libre sur le site de l'école, avait pour titre Performance Vérité et cherchait essentiellement à interroger les rapports qu'entretient notre société contemporaine avec la foi et les croyances. Dans le dossier de présentation du projet de recherche, Marion Duval définissait le travail de sa compagnie en ces termes:

Depuis plusieurs années, je cherche à questionner notre rapport au réel. Mon écriture scénique cultive une précision invisible, en dialogue avec des zones d'improvisation ; les accidents et l’aléatoire ont leur rôle à jouer jusqu’au moment de la représentation. Il en résulte la mise au point de dispositifs scéniques qui créent les conditions d’une expérience vertigineuse en proposant aux spectateurs un exercice constant de dé/focalisation. Multiplier les allers-retours entre proximité et distance, confession et mythomanie, vérité et mensonge s'est révélé un moyen efficace pour alimenter de façon systématique le trouble propre au changement de perspective.  

Cette pratique de la dé/focalisation, comme elle la nomme, aurait ainsi pour conséquences de créer notamment une contamination de deux réalités distinctes: d'un côté la réalité du théâtre, lieu de la fiction, et de l'autre le monde réel. Cette pratique était déjà à l'œuvre dans Claptrap, une précédente création dans laquelle Marion Duval mettait en scène sa propre vie et son couple, lequel n'était probablement qu'un couple fictif. Ainsi, le jeu de la mythomanie, du procédé conscient d'affabulation est un élément important, voire même central du travail accompli par Marion Duval depuis la création de sa compagnie. Dans le cas de Cécile, la compagnie s'était intéressée à ce qu'elle nommait des figures micro-messianiques et avait cherché à comprendre s'il était possible de s'approprier théâtralement les techniques de ces figures pour séduire leur public. Pour ce faire, en plus du travail habituel de lectures et visionnage de films, la compagnie était partie à la rencontre de plusieurs communautés et activistes dans le monde: la ZAD de l'aéroport Notre Dame des Landes, un village zapotèque durant la fête des morts, les derniers membres de la communauté activiste Fuck For Forest, les milieux activistes français se battant pour le droit à l'asile des sans-papiers, etc. Le but affiché était d'étudier les mécanismes de présentation de soi des figures rencontrées et de tenter de les reproduire devant un public au théâtre. Et pour cela, il fallait également recréer une figure messianique charismatique:

Le discours du personnage micro-messianique devant découler de ses expériences, son contenu est indissociable d’une dimension biographique. Nous avons pensé un personnage qui, dans son parcours, aurait traversé différentes communautés, en adhérant à chaque fois à leurs imaginaires, leurs croyances et leurs luttes. La communauté deviendrait le trait d’union entre la biographie et le contenu du discours d’un personnage qui, par ses multiples expériences communautaires expose le fruit de ses réflexions et fait don au public des enseignements qu’il en a tirés. 

Marion Duval développe plus en avant le discours sur l'aspect communautaire qui entourent ces figures en citant un texte d'Ivan Illich, philosophe et penseur d'origine autrichienne qui a fortement critiqué l'institutionnalisation de notre société, qu'il juge aliénante. Il nommait ce mouvement la conjuration. Par opposition, la conspiration serait ce moment de paix et de bien-être qui caractérise une communauté au moment de sa constitution. Je vais un peu vite, la pensée d'Ivan Illich est plus complexe que cela, mais si j'énumère ces termes, c'est qu'ils sont primordiales dans le cheminement de pensée de la compagnie Chris Cadillac. En effet, en conclusion de leur rapport d'activité, la compagnie se met à rêver d'un théâtre de la conspiration, soit un théâtre qui, selon la définition de Ivan Illich, mette en place une paix conspirative. Ainsi, un tel théâtre ne serait plus seulement une pièce à voir, à critiquer, à juger, mais il prendrait en charge la dimension collective de l'expérience. Enfin, tout ça, c'est si j'ai bien compris le rapport de recherche de la compagnie, car je dois dire que la partie concernant la pensée d'Illich n'est pas si clair, dans le sens où je comprends mal le lien entre sa pensée et ce qu'a cherché à accomplir Marion Duval avec le spectacle Cécile. D'autant plus que le terme qu'elle utilise en amont, la dé/focalisation, sous-entend que le public est un témoin conscientisé des allers et retours entre vérité et mensonge. Mais dans le cas de Cécile, le public était-il vraiment conscient de la supercherie, à savoir que Cécile Laporte n'est qu'un personnage inventé de toutes pièces ? La réponse semble être non, selon les propres dires de Marion Duval dans son rapport:

Très peu nombreux sont les spectateurs qui ont remis en question la véracité du personnage et de ses histoires. Le travail de crédibilisation du personnage a fonctionné même dans des contextes où, par usage, ce qui est présenté est de l’ordre de la fiction et du domaine de l’art. Nous pensons que l’étude de terrain (récolte d’anecdotes, de situations réelles et de témoignages à la première personne) a joué ici un rôle fondamental pour la capacité de l’interprète à s’approprier et restituer les discours de façon crédible.

En effet, à l'époque de la création de Cécile, je ne me souviens pas avoir lu quoi que ce soit qui remette en question l'existence de Cécile Laporte et de son parcours. En somme, le travail de leur recherche avait porté ses fruits: iels étaient parvenu.es à rendre crédible et vivant leur personnage, inspiré de figures micro-messianiques

Dans leur rapport, la compagnie suppose qu'une des raisons qui validait l'existence de Cécile auprès du public était son charisme, son capital-sympathie, comme on dit. Personnellement, je ne la suis pas sur ce point. Cécile aurait pu tout aussi bien être une activiste d'extrême droite, raciste et incitant à la violence, il n'est pas dit que nous n'aurions pas tout autant cru à son existence. Il s'agit avant tout, selon moi, d'une question d'écriture et de jeu. Car oui, au risque de paraître simplifiante, je pense qu'il ne faut pas oublier que le théâtre est le lieu de l'exercice de la crédulité. C'est-à-dire qu'il s'opère toujours quelque chose d'ordre psychologique qui influence notre perception de la réalité. Au fond, nous avons envie de croire à ce que nous voyons, tout en sachant bien que nous sommes au théâtre. En ce sens, nous sommes dans un état qui nous prédispose à croire. En brouillant certains codes inhérents au théâtre (comme les saluts à la fin, ou les noms sur les feuilles de salle), il devient possible de manipuler le public au point où il ne distingue plus que la frontière vers la fiction a été franchie depuis longtemps. Si je reconnais que Marion Duval pratique ce jeu avec une très grande virtuosité, une question me traverse à la lecture de son rapport de recherche: à quoi bon ?

 Si je pose cette question, ce n'est pas pour dévaluer la qualité de son travail. Au contraire, pour moi, le spectacle de merde est un grand moment de théâtre (je n'aime pas utiliser l'adjectif puissant mais il pourrait s'appliquer ici). Seulement, je constate qu'il y a une lecture alternée de ce que propose Marion Duval dans ces spectacles, et je pense que cela est dû en partie à la confusion qu'elle entretient autour de la véracité de ce qui est présenté. Car, dans le cas du spectacle de merde, comme je le notais plus haut, la frontière entre personnage fictif et réel est elle aussi brouillée. Tel que cette communauté nous est présentée, nous sommes enclins à croire qu'ils existent réellement, que Marion les a rencontrés et qu'elle a voulu donner à voir leur vie, en collaboration avec elles et eux, tel qu'elle l'aurait fait avec Cécile. Et même la très belle scène finale, qui est la parodie d'un défilé de mode où chacun et chacune se présente sous un autre jour, comme s'iels étaient porteur.euses d'un autre potentiel identitaire dissimulé, ne nous donne pas les clefs qui nous permettraient de discerner la vérité du mensonge. En soi, cela ne me dérange pas. Après tout, le théâtre a toujours été un jeu entre le vrai et le faux. Là où je trouve que cela est problématique, c'est dans le risque politique que représente un tel choix de dissimulation.


Personnellement, je n'ai jamais été en admiration devant le mensonge, quelles qu'en soient les raisons. Je ne le condamne pas non plus, évidemment. Nous le pratiquons tous et toutes au quotidien pour nous protéger, nous dissimuler, ou simplement pour nous amuser. Cependant, je considère que la vérité demeure une preuve de courage et (désolé pour celles et ceux qui me trouveraient un peu vieux jeu) un signe de vertu. Le jeu entre l'un et l'autre est un exercice fascinant au théâtre, exercice dont je suis moi-même très friande. Seulement, lorsqu'il penche essentiellement du côté du mensonge (car une vérité qui n'est pas énoncée en tant que telle reste un mensonge), je sens que quelque chose en moi s'agite et je commence à me demander ce que c'est. Et je pense que la réponse se trouve du côté de la présence des activistes du collectif 43m2 en amont du spectacle.

Les actions du collectif 43m2 visent à rendre accessibles plus de lits pour les sans-abris. La plupart de ces sans-abris, comme le souligne le collectif, sont des hommes migrants et ne sont donc pas la priorité, selon les critères d'accueil de la plupart des centres. Et l'une des principales batailles de ce genre de collectifs est précisément la bataille de l'information. En effet, les chiffres concernant les sans-abris sont régulièrement mis en doute, voire carrément réfutés par des membres de partis de droite (ou aussi par des gens prétendument de gauche). La vérité est donc ici un outil essentiel et c'est elle qui se retrouve régulièrement malmenée. Le danger que j'ai perçu, à voir l'association entre le collectif 43m2 et la compagnie Chris Cadillac, est que le jeu de mythomanie des uns remettent en question le travail activiste des autres.
Je ne remets pas en doute le fait que les membres de la compagnie Chris Cadillac se sentent profondément en accord avec les engagements du collectif 43m2. Et je ne questionne pas non plus leur attachement envers les personnes qui vivent dans les conditions qu'ils ont choisi de représenter sur scène (la plupart des personnes sur scène ont d'ailleurs très probablement un lien réel avec ce qu'ils ou elles décrivent, voire vivent réellement dans ces conditons-là). Ce qui me questionne, c'est le but de l'opération de mystification mise en place par la compagnie et qui montre ici ses limites éthiques, selon moi. Car, encore une fois, pour que la dé/focalisation opère, il faudrait que le mensonge soit délibérément démasqué devant nous, ce qui n'est pas le cas, puisque le doute reste autorisé. Le spectacle de merde est une pièce qui, comme son nom l'indique, reste avant tout spectaculaire, au sens où elle joue de façon virtuose avec les codes de la représentation. Cependant, il me semble qu'elle a aussi été accueillie comme une pièce politique, au sens de pièce militante, ce qu'elle n'est pas selon moi. Que serait son message politique, dans ce cas ? Quelle est la nouvelle sensibilité qu'elle choisit d'opposer à un ordre aliénant ? Vince du 12, l'un des personnages de la pièce, dit à un moment que ce sont les squats qui lui ont appris à penser. J'imagine que c'est en opposition à l'éducation nationale, seulement cela n'est pas précisé. Et de penser, il ne sera pas non plus question en profondeur. Il pourrait s'agir d'une pensée marxiste, ou anarchiste, ou que sais-je encore. Il ne faut pas négliger qu'au sein d'une certaine gauche radicale, les courants de pensée sont divers et que tous ne revendiquent pas les mêmes changements. Si ces questions avaient été abordées, alors nous aurions peut-être pu parler d'un spectacle politique. Seulement, je pense que le centre du propos du spectacle de merde n'est pas de nature politique, mais plutôt théâtrale. Il s'agit avant d'un spectacle qui donne à voir et qui nous laisse libre d'en penser ce que nous voulons. Ou de nous en aller, si ce que nous voyons nous déplaît. Et ce qu'il nous donne à voir est très souvent drôle, irritant, touchant, étonnant. Mais il s'agit, à mon sens, avant tout d'un spectacle qui teste la valeur spectaculaire du mensonge comme un moyen de jouer avec la crédulité du public. 
Alors que retenir d'une telle inventivité ? Est-on vraiment face à une paix conspirative, au sens où l'a formulé Ivan Illich ? Se sent-on vraiment en phase avec un hôte accueillant, prêt à nous faire entrer dans sa communauté ? En ce qui me concerne, la réponse est non, mais je dois avouer que je ne suis pas sensible au rêve communautaire. Et même, je dois dire qu'il a plutôt pour moi l'apparence d'un cauchemar. Je laisse toutefois cette dernière question de côté. Il sera bien temps d'y revenir, au vu des nombreux spectacles axés sur le communautaire qui s'annoncent pour la saison prochaine.



Le spectacle de merde sera de retour à Genève, au festival de la Bâtie, du 13 au 16 septembre 2023.   

  

   




 




 


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