Pourquoi Carmen ?


 

Carmen.


2b company

Théâtre de Vidy, du 31 mai au 11 juin 2023


Conception et mise en scène: François Gremaud
Interprétation: Rosemary Standley
Musique: Luca Antignani, d'après Georges Bizet
Musiciennes interprètes: Laurène Dif, Christel Sautaux,
Tjasha Gafner, Célia Perrard, Héléna Macherel, Irène Poma,
Sandra Borges Ariosa, Anastasiia Lindeberg, Bera Romairone,
Sara Zazo Romero
Texte: François Gremaud, d'après Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Assistanat dramaturgique et coaching vocal: Benjamin Athanase
Assistanat de mise en scène: Emeric Cheseaux
Direction technique 2b company et création lumières: Stéphane Gattoni - Zinzoline
Son: Anne Laurin
Collaboration costumes: Anne-Patrick Van Brée
Administration, production, diffusion: Noémie Doutreleau, Michaël Monney



La pièce s'ouvre sur l'entrée de Rosemary Standley, chanteuse et interprète principale de cette version revisitée de l'opéra Carmen. À l'arrière de la scène, un quintette de musiciennes qui l'accompagneront musicalement tout au long de la soirée. Sur le plateau, un grand carré blanc sur lequel deux chaises ont été déposées en guise d'uniques accessoires et éléments de scénographie. Dès le début de la représentation, Rosemary Standley se présente au public sous son vrai nom. Les règles sont posées: il s'agira d'une version contemporaine de Carmen, dont elle sera l'unique chanteuse et interprète. Et dès cet instant, elle revient sur le titre de la pièce, dans la version de Gremaud, c'est-à-dire Carmen mais avec un point à la fin.

À quoi se réfère ce point, qui semble si important puisqu'il est mentionné par Rosemary et surtout puisqu'il est présenté dans le texte au début de la pièce ? On pourrait argumenter que, s'agissant d'une relecture de l'opéra de Bizet, c'est une façon de s'en démarquer. Rosemary étant seule sur scène, l'accent étant mis sur elle et sur son interprétation des divers personnages de la pièce, il s'agirait d'une Carmen sans décors, sans costumes, sans orchestre, sans seconds rôles et, surtout, sans hommes sur scène. Carmen, et un point c'est tout, dira-t-on. Sauf que, bien que le centre de notre attention soit focalisé sur Rosemary Standley et son interprétation, l'histoire telle qu'elle nous est contée reste très proche du livret originel. Et donc, les personnages masculins sont tout aussi présents que le personnage de Carmen. L'importance accordée à ce point dans le titre reste donc, selon moi, associée au contexte dans lequel s'inscrit ce spectacle, à savoir le contexte d'une trilogie.

En effet, je le rappelle, le spectacle Carmen. est le troisième volet d'une trilogie commencée en 2017 avec Phèdre!, interprété par Romain Daroles, puis suivie en 2021 de Giselle..., interprétée par Samantha van Wissen. Trilogie qui s'est probablement conscientisée en tant que trilogie avec le temps, et dont le centre névralgique est la réadaptation d'œuvres du répertoire scénique classique avec un personnage féminin au centre. Un volet pour le théâtre, un pour la danse et un pour l'opéra. Une Phèdre avec un point d'exclamation, pour un début plein d'entrain, une Giselle avec trois petits points, pour annoncer une suite, et comme point final, une Carmen. Sur le papier, tout cela semble très bien organisé. Je dirais même que, d'un point de vue graphique, c'est presque parfait (Gremaud a d'ailleurs commencé sa carrière par des études de graphisme, d'après ce que j'ai pu lire dans son précédent interview au Temps). Et comme pour toute chose presque parfaite, il y a le danger d'un ennui qui sommeille. Qu'en est-il pour Carmen.


La pièce de Gremaud, comme les autres pièces de cette trilogie, repose essentiellement sur son interprète et sa dramaturgie. Comme je l'ai mentionné, il n'y a pas de scénographie, pas de changements de costumes et des changements de lumières plutôt subtils. À l'évidence, nous sommes face à un spectacle épuré, délaissé de tout ce qui pourrait l'alourdir (c'est d'ailleurs un terme qui revient souvent, lorsqu'on lit des articles sur le travail de Gremaud, la légèreté). Cependant, il y a épuré et épuré. Et d'une légèreté à l'autre, on passe vite dans un autre monde. Soyons plus précis: l'épuré chez François Gremaud n'a pas grand chose à voir avec, par exemple, l'épuré chez Hassan Kassi Kouyaté (en référence à The island, un autre spectacle que j'ai vu à Vidy, il y a longtemps). Et ce que raconte la légèreté de Gremaud est un tout autre récit que ce que raconte la légèreté de Pippo Delbono. L'épure chez Gremaud a, selon moi, plus à voir avec une histoire de bon goût qu'une histoire de nécessité. Et sa légèreté est portée par une joie plus apparente que transcendante. En somme, ce qui me frappe devant cette Carmen, c'est de voir à quel point le danger et le risque y sont absents. Tout semble réglé comme du papier à musique (sans mauvais jeux de mots), jusqu'à la distribution finale du texte, alors que l'interprète est encore sur scène en train de jouer. Cela peut sembler fin et malin, mais en ce qui me concerne j'y vois surtout la marque d'un théâtre qui anticipe un peu trop ses effets. Et à quoi bon ces effets, au fond ? Car si on regarde au-deçà de ce qui flatte le regard, qu'est-ce que nous dit finalement cette Carmen ?


Dans les faits, si l'on s'arrête à ce que dit Rosemary Standley sur scène, le texte de François Gremaud s'apparente essentiellement à un résumé détaillé de l'opéra originel, lequel résumé s'inscrit dans le temps de la première représentation de l'opéra, en 1875. La plupart des personnages y sont mentionnés, la plupart des scènes y sont et les airs les plus célèbres sont chantés. Et autour de ce récit, Gremaud nous raconte également le récit de cette première représentation de l'opéra et de l'échec cuisant qu'elle a été à l'époque de Bizet. Mais au-delà de ces données informatives, qu'est-ce que veut nous raconter Gremaud dans le choix qu'il fait de se réapproprier cet opéra plutôt qu'un autre? Pourquoi Carmen, au fond, et pas Salomé ou Anna Bolena, pour ne citer qu'elles ? Peut-être que la réponse est évidente pour certaines personnes. Toutefois, je continue de penser que, en matière d'art, il n'y a rien de plus douteux qu'une évidence (mais cela pourrait s'appliquer à tous les sujets, au fond). Une évidence entendue cache toujours le danger d'une connivence illusoire entre un public caressé dans le sens du poil et un artiste qui cherche à rassembler. En fin de compte, je dirais qu'il faudrait toujours partir du principe qu'il n'y a rien d'évident et donc, dans le cas de la pièce de Gremaud, la question du choix de Carmen reste irrésolue à mes yeux. Et ne comprenant pas le lien entre le choix de cet opéra et ce que je vois sur scène, je finis par me demander, immanquablement: pourquoi avoir proposé à Rosemary Standley de venir l'interpréter ?

Quand je dis que je ne comprends pas le choix de cet opéra, je ne me réfère pas à un appareil de réflexion qui aurait pris forme hors des réalités de la scène. Je veux dire par là que cela ne fait pas vraiment partie de la dramaturgie du spectacle. C'est-à-dire qu'il ne sera pas profondément question de ce choix sur scène, comme si, justement, cela devait aller de soi. Comme si, la réponse à pourquoi Carmen n'était rien d'autre que ben parce que c'est Carmen, quoi. Et point final. Seulement, pour la critique pointilleuse que j'essaie de devenir, cela ne peut pas me suffire.

Lorsque surgit la mort de l'héroïne, vers la fin du spectacle, et que Rosemary Standley commence sa redescente vers le mot fin, je commence à soupçonner qu'il s'agit peut-être, tout simplement, d'un spectacle né sous l'impulsion de vouloir faire redécouvrir Carmen à un large public. Ou alors peut-être né sous l'impulsion de vouloir redonner au meurtre de Carmen un nom qu'il mérite, à savoir le féminicide. Ce sont des intentions louables, bien sûr, comme le sont toutes les intentions à consonnances éducatives. Mais tout cela, rappelons-le, restent des mots. Et dire le mot féminicide sur un plateau, ce n'est pas automatiquement en faire ressentir sa violence. Ce qui me fait revenir à la question de la présence de Rosemary Standley sur scène.

Avant de commencer cette prochaine réflexion, je voudrais dire que j'ai toujours aimé la voix de Rosemary Standley, depuis sa découverte à la radio, comme tant d'autres, avec la chanson Jimmy du groupe Moriarty. Je savais qu'elle chantait aussi dans d'autres formations musicales. Ce que je ne savais pas, en revanche, c'est qu'elle avait aussi travaillé la technique du chant lyrique. J'ai donc été surprise de découvrir, par moments, sa maîtrise et sa façon d'attaquer un air, entre deux récits. Seulement, toute virtuose qu'est Rosemary, il n'en demeure pas moins qu'elle n'est pas, dans la pratique, une chanteuse lyrique. Ce que je veux dire par là, c'est que le lien organique entre Rosemary Standley et sa décision d'interpréter l'opéra de Carmen est un lien qui ne va justement pas de soi. Ce lien aurait pu être présent dans le texte, Rosemary aurait pu nous raconter son lien personnel avec Carmen. Elle aurait eu alors la possibilité de se la réapproprier, et là aurait été, selon moi, la force de la proposition de Gremaud: une ouverture entre un opéra mythique et une interprète qui rêverait de le chanter. Seulement, ce n'est pas ce qui advient, d'autant plus que nous n'apprenons jamais, dans le texte, pourquoi Carmen occupe-t-elle une telle place dans la constellation du metteur en scène. Ce lien fragilisé met également en évidence une autre faiblesse: si Rosemary n'est pas connue comme chanteuse lyrique, elle n'est pas non plus connue comme comédienne. Et la pièce de Gremaud, telle qu'elle est disposée, impose une grande virtuosité dans le jeu et dans les transitions vers le chant, ce qui place, tel que je l'ai ressenti, son interprète dans une position tremblante. En effet, durant la représentation, j'ai senti à plusieurs reprises que Rosemary Standley n'était pas tout à fait à son aise, qu'elle trébuchait sur certains mots. Et en soi, cela ne me dérange pas, la fragilité a aussi un potentiel de grande beauté sur scène. Mais il aurait alors fallu que la pièce s'adapte à cette fragilité de Rosemary, et non l'inverse. Car en l'état, il m'était difficile de ressentir le danger de la mort qui guette Carmen dans le dernier acte. Et pour moi, ressentir au théâtre est plus important que me faire conter. Ou plutôt que ressentir, je devrais dire me donner à voir.  

Encore une fois, je peux concevoir que François Gremaud soit touché par Rosemary Standley et qu'il veuille tenter de transmettre ce qui le touche chez elle auprès d'un large public. Malheureusement, je suis obligé de dire que ce n'est pas ce qu'il accomplit, dans les faits. Pour l'accomplir, peut-être aurait-il simplement fallu rendre plus visible la modestie de sa proposition ? Car, comme je l'évoquais plus haut, ce n'est pas parce qu'un plateau de théâtre est épuré que sa dramaturgie l'est forcément tout autant. Et la Carmen de Gremaud aurait bénéficié, selon moi, d'une netteté dramaturgique qui soit à la mesure de son interprète et qui nous fasse réellement ressentir en premier lieu l'humanité de Rosemary Standley, qui était là vivante devant nous, plutôt que de s'efforcer à nous faire entendre le potentiel de liberté de Carmen, qui n'était, pour le coup, pas présente ce soir-là. 
Je peux aussi concevoir (même si ça ne m'enthousiasme pas du tout) qu'on veuille utiliser le théâtre comme une sorte d'outil à portée pédagogique. C'est une idée très suisse, un peu fade, un peu gentille, comme la plupart des idées suisses. Mais fallait-il vraiment, pour cela, transformer la salle de Vidy en une immense salle de classe ?




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