Une journée à la campagne




Le weekend dernier a eu lieu à Presinge, en campagne genevoise, la deuxième édition d'un petit festival populaire, dirigé conjointement par Charlotte Chabbey et Carole Schafroth, deux comédiennes et artistes de la scène, qui réussissent ce que d'autres essaient désespérement de faire, à savoir : rendre un festival sincèrement accueillant et chaleureux. Quel est leur secret ? Je dirais, à voir leur façon de présenter les spectacles qu'elles accueillent, que c'est quelque chose d'inné chez elles. Rarement voit-on des directeur.rices de festival dégager autant de tranquillité dans leur paroles. Certain.es diront peut-être (à coup de mauvaise foi) que c'est parce que les enjeux n'étaient pas énormes. Et c'est probablement vrai. Peut-être qu'effectivement Carole Schafroth et Charlotte Chabbey n'avaient rien à perdre ou à prouver. Mais alors dans ce cas, si c'est vrai, je me demande: pourquoi les enjeux devraient-ils toujours être énormes ? Est-ce qu'au fond le principal ne serait pas d'accueillir simplement et avec modestie ? Car c'est pour moi l'une des grandes qualités de ce qu'a réussi à mettre en place l'équipe de Théâtre en Campagne dans la petite commune de Presinge: un lieu où chacun.e est invité.e à s'installer et à voir des spectacles et où chacun.e s'installe, en effet, à son rythme. 
C'est une chose de dire aux gens de se mettre à l'aise. C'en est une autre quand le public se met à l'aise de lui-même, sans se poser mille questions. Et de ce côté-là, je crois que c'est une grande réussite.

Et qu'est-ce qu'on pouvait voir, ce samedi 10 juin, à Presinge ?







Les pépinières 

compagnie Les arTpenteurs

Écriture, espace, mise en scène et jeu: Laurent Annoni et Thierry Crozat
Dramaturgie et assistance: Lefki Papacrysostomou
Création lumière et direction technique: Gilbert Maire

Lecture Intime

Sur un plateau en extérieur, abrité par une grande tente en tissu couleur crème, deux panneaux noirs ont été disposés à jardin et à cour. Au milieu, vers l'arrière de la scène, une grande bibliothèque avec quatre rangées de livres, installée sur un praticable. À l'avant, le comédien Laurent Annoni, vêtu d'une chemise claire et d'un long imperméable beige, ouvre un livre.

Cette première forme scénique courte, d'une vingtaine de minutes, est une exploration libre et burlesque du roman Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, un roman qui dépeint un monde dystopique où les livres ont été interdits. Dans cet espace, Laurent Annoni inspectera avec joie, inquiétude et urgence différents ouvrages devant nos yeux, faisant usage d'une langue imaginaire, à la manière des grommelots popularisés par Dario Fo dans son Mistero Buffo, et qu'on entendait déjà au cinéma dans les premiers films sonores de Chaplin. Tantôt il nous lira à sa façon les premiers vers de la Divine Comédie, tantôt il s'effraiera à l'idée d'avoir perdu un livre, tantôt il y mettra carrément le feu, tout comme les célèbres pompiers de l'œuvre de Bradbury. Laurent Annoni fait partie de ces comédiens dont l'agilité sur scène regarde autant vers leur corps que leur voix et qui semblent habités par une vie intérieure intense et riche. Il virevolte d'un état à l'autre, avec précision et légèreté, et son visage, tiraillé par le jeu du doute et de la peur, ne manque pas de faire rire le public, comme chez tout grand comédien burlesque. Et comme après chaque fois que j'ai eu la chance de voir Laurent Annoni sur scène, alors qu'il salue le public d'un sourire légèrement taquin, je réalise que je me réjouis déjà de la prochaine fois.

Soutenu sur scène par le présence de Thierry Crozat, qui joue ici le rôle d'une sorte d'assistant scénique, Laurent Annoni finit par s'éclipser derrière un des deux panneaux noirs, tandis que Thierry Crozat prend sa place pour leur deuxième forme courte.

Les Boîtes aux Lettres

Une grande voile attachée à un mât, lequel est fixé sur une planche avec des roulettes, s'avance lentement vers l'avant-scène, tandis que Thierry Crozat surgit, accrochée à son mât. Vêtu d'un grand manteau bleu et de lunettes d'aviateur, il rappelle ces personnages venus tout droit d'un film post-apocalyptique, à la Mad Max ou Waterworld (très mauvais film, je sais, mais je l'avais quand même adoré étant petite). 
Il se présente à nous comme le gardien des boîtes aux lettres du monde. Les gens n'écrivent plus de lettres, dit-il. Et même, qui écrit encore avec une seule main de nos jours, demande-t-il ? Quelques mains se lèvent dans le public, en réponse à sa question. Il nous raconte alors qu'il est venu avec ses boîtes aux lettres et nous invite à découvrir ensemble ce qui peut s'y cacher. Son voilier de fortune se retourne alors et révèle plusieurs rangées de petites boîtes aux lettres en bois clair, vissées les unes sur les autres. Il demande un chiffre à quelqu'un du public et ouvre une première boîte aux lettres. S'ensuit une série de portraits divers: une boîte aux lettres abrite une jungle, une autre de la musique, une autre est vide, une dernière abrite un miroir. À travers la voix de Thierry Crozat, un portrait d'une certaine humanité se forme devant nous. Un portrait incomplet, comme tous les portraits. Et me reviennent alors les mots de Ray Bradbury, qui disait qu'avec une bibliothèque on pourrait reconstruire un monde en ruines. Peut-être que c'est bien ce que fait devant nous Thierry Crozat, à sa façon et sans nosalgie: reconstruire un monde.

La compagnie des arTpenteurs, comme son nom l'indique, est une compagnie de théâtre itinérante, active depuis plus de vingt ans, et qui continue de mettre en pratique son idéal d'un théâtre populaire et artisanal. En les voyant, je repense à tous les innombrables discours qui ont cours en ce moment dans tous les plus grands théâtres institutionnalisés, lesquels n'ont cesse de vouloir rendre le théâtre innovant, de le rendre plus écologique, plus durable, plus proche des gens, etc. M'est avis (mais ce n'est que mon avis de jeune critique de théâtre, et donc qu'est-ce que ça vaut ?) que les réponses à ces questions existent depuis longtemps et qu'il y aurait beaucoup à apprendre de compagnies telles que les arTpenteurs. 
Mais vient-on jamais leur demander conseil ? Malheureusement, j'en doute parce que là où il y a beaucoup d'argent, il y a toujours pas mal de mépris. Mais au fond peu importe, ce sera tant pis pour les grands théâtres. Car je ne suis pas prophète mais je veux bien parier sur ceci: le jour où tous les plus grands théâtres du monde disparaîtront, engoncés dans leur propre discours, les compagnies itinérantes seront encore là.




 


Conte un Jean 

cie Don't Stop Me Now

Texte, jeu: Steven Matthews
Mise en scène: Mathilde Soutter


Le plateau a été entièrement vidé. Sur scène, il n'y a plus que Steven Matthews, en T-shirt et pantalons, qui nous raconte que l'histoire que nous allons entendre est une fiction et que cette fiction est sur le point de commencer. 

Sans accessoires, sans autre costume que les vêtements qu'il porte sur lui, Steven Matthews se lance dans un récit immense, qui le dépasse, qui nous dépasse tous.tes, et qui raconte un peu l'origine du monde, l'origine de l'humanité, l'origine d'un rat de laboratoire, et surtout la vie et la mort d'une certaine Gwen et d'un certain Jean, dont l'origine remonte à la Préhistoire. 

Avec une précision dans le corps et dans les images qu'il place à disposition de notre imaginaire, Steven Mathews nous emmène dans une histoire qui s'emboîte dans une histoire, laquelle s'emboîte dans une autre histoire, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Ou jusqu'à la fin du spectacle. Et comme avec les récits-cadres classiques, tels que les Mille et une nuits ou le Panchatantra, les enchaînements, s'ils peuvent être fluides, n'ont pas nécessairement vocation à rendre le monde plus logique qu'il ne l'était auparavant. Seul importe la fuite en avant et, dans cet exercice, Steven Matthews s'avère être un formidable conteur, qui n'a pas peur d'aller de surprise en surprise, de faire des jeux de mots douteux, de laisser aller sa folie et de faire transpirer le langage, quitte à oser la longueur. Oui, j'ai ressenti parfois le rythme baisser, ou quelques longueurs dans le récit, mais c'est un risque à prendre quand on se jette seul, avec une telle vélocité et dans un récit aussi casse-gueule, à la conquête d'un imaginaire commun.

Le titre Conte un Jean joue évidemment avec la sonorité homonyme du mot contingent, lequel désigne, en philosophie, quelque chose susceptible d'être ou de ne pas être, de se produire ou de ne pas se produire. Et justement, si le spectacle prétend parler d'un certain Jean, il parlera surtout d'une certaine Gwen, pour finalement parler d'une humanité éternellement en mouvement, oscillant en permanence entre le désir de connaître et le fantasme de la destruction. Et comme dans les meilleures contes, Steven Matthews n'apporte pas de réponse définitive à toutes ces questions. Il avoue même, par moments, ne pas tout comprendre à ce qu'il nous raconte. Et par cette simple confession, il nous amène au même point que lui, face au vertige d'un récit qui continuera de s'écrire après son départ.





Bolts of Melody

Compagnie La Meute

Jeu: Diane Albasini et Léo Mohr
Mise en scène: Lou Ciszewski
Assistée de: Lia Leveillé
Scénographie: Célia Zanghi
Costumes: Cindy Falconnet
Création lumières: Marc Heimendiger
Création sonore: Valentin Perroud
Photo: Amadeus Kapp


Le spectacle s'ouvre dans l'obscurité, à l'abri des quatre murs de la salle communale de Presinge. La comédienne Diane Albasini entonne un chant en tenant du bout des doigts une allumette qu'elle protège de son autre main. Elle monte sur la scène et se dirige côté jardin, où l'un des projecteurs vient doucement éclairer un chapeau rouge suspendu au-dessus d'elle. 

Bolts of Melody est une proposition scénique basée sur la poésie d'Emily Dickinson, une des poétesses américaines les plus radicales du dix-neuvième siècle. Radical par son style et par ses choix, Dickinson aura composé plus d'un millier de poèmes dont la forme courte, le rythme des vers et la ponctuation non conventionnelle la rendent aujourd'hui immédiatement reconnaissable. À son époque, toutefois, le style nouveau de Dickinson en déconcertera plus d'un, au point que des éditeurs (des hommes, bien sûr) iront jusqu'à "corriger" ses poèmes afin qu'ils correspondent aux conventions métriques en vigueur.

S'il est évident que la poésie d'Emily Dickinson a été longtemps méprisée du fait qu'elle était une femme, j'aime à penser que c'était aussi en raison d'un autre fait, indéniable: Emily Dickinson est l'une des artistes les plus originales et les plus farouchement authentiques de l'histoire de la littérature, dans la même veine qu'un Arthur Rimbaud ou qu'une Anna Akhmatova. Et donc, comment mettre en scène une telle poétesse ?

Lou Ciszewski fait le choix, ici, de faire entendre les poèmes de Dickinson sous plusieurs couleurs: en chanson, dans des dialogues entre ses interprètes, dans des moments d'adresse au public ou sur des éléments de scénographie. Une sélection de poèmes se suivent et s'entremêlent, que ce soit dans la langue originale ou dans une traduction française (traduction dont je n'ai d'ailleurs pas pu retrouver l'auteur ou autrice). La scène est recouverte d'un grand tissu violet, puis descend du plafond un écriteau sur lequel est écrit we are always in danger of magic. Seulement, cette magie tant espérée, malgré les dangers qu'elle recèle, ne réussit pas à parvenir jusqu'à moi. En effet, si la proposition de départ de Lou Ciszewski était une promesse précieuse et annonciatrice d'un beau voyage, je suis finalement un peu restée sur ma faim. 
Il est toujours délicat de faire entendre (ou de faire voir) un poème, qui plus est dans le cas d'une poétesse comme Emily Dickinson, dont la brièveté se rapproche parfois de la brièveté d'un haïku. Et quand un poème est aussi bref, chaque mot devient porteur d'un monde à soi, chaque mot devient un véritable gratte-ciel, comme le racontait Peter Brook dans un de ses derniers livres, Du bout des lèvres. Et le choix de ramener les mots de la poétesse à un niveau d'adresse plutôt quotidien, concret (choix qui transparaît non seulement dans la matière vocale de Léo Mohr et Diane Albasini, mais aussi dans leur tenue corporelle), a pour effet de rendre le poème à la banalité d'une conversation. 
Je comprends la volonté de vouloir rapprocher un poème de l'oreille de son public. Et faire adopter un ton péremptoire à ses interprètes aurait été une idée évidemment insupportable. Seulement, je crois qu'il existe un chemin invisible entre qui dit le poème et qui le reçoit. Un chemin limpide et direct, et qui ne fasse pas forcément la part belle à une quotidienneté encombrante. De plus, certaines idées de mise en scène, même si elles sont courageuses, me ferment plus de portes et qu'elles n'en ouvrent. Ce qui, dans le cas d'une poétesse comme Dickinson, laquelle a justement ouvert tellement de portes, est malheureusement une occasion manquée.




La nuit est tombée lorsque les dernier.ères spectateur.ices quittent la petite place de Presinge où s'est tenu le festival. Les lumières colorées d'une guirlande continuent d'illuminer un grand arbre, pourvoyeur d'ombre fraîche pendant la journée. Je me dis, en partant à mon tour, qu'il serait juste que ce festival perdure encore longtemps. Et si je lui souhaite de grandir encore, j'espère juste qu'il ne grandira pas trop. Laissons plutôt les arbres grandir à notre place, ils s'y connaissent depuis le temps.

      


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