2. Interview avec Alexandra Gentile

 Dans ma tête



Conception & écriture: Alexandra Gentile
Mise en scène: Julie Burnier
Interprétation: Laurent Baier, Alexandra Gentile, 
Gabriel Obergfell, Pauline Raineri
Dramaturgie: Laurent Baier
Chorégraphie: Pauline Raineri
Scénographie: Wendy Tokuoka
Mapping: Sophie Le Meillour
Illustrations: Benoît Schmid
Musique & univers sonore: Timothée Giddey
Costumes: Toni Teixeira
Création lumière & régie générale: Théo Serez






Votre spectacle traite de la peur, ou plus précisément, du parcours initiatique de Frédérique, une petite fille de huit ans à l'intérieur de son propre cerveau, sur la route pour y affronter ses propres peurs. À la manière des romans picaresques, où de jeunes héros traversent de nombreuses épreuves difficiles et/ou humoristiques, l'héroïne que vous incarnez sur scène traverse de nombreuses situations familières, chacune mettant en scène des peurs que nous connaissons tous et toutes. Ces situations, que vous interprétez avec beaucoup d'humour, sont-elles des expériences qui vous viennent surtout de votre propre vécu, ou avez-vous mené une enquête auprès d'un jeune public ?

C’est un gros mélange de plein de choses, je crois ! La période du confinement a été autant une source d’anxiétés que d’élans créatifs pour moi. J’ai eu, comme beaucoup d’artistes, du temps pour cogiter. Je me suis notamment questionnée sur les peurs - surtout imaginaires - qui peuplaient mon quotidien. Je me suis rendu compte que l’être humain possède des capacités cérébrales hautement sophistiquées quand il s’agit de développer des scénarios catastrophe ! Et paradoxalement, me revenaient en tête les injonctions visant à occulter cette émotion telles que « il ne faut pas avoir peur » rabâchées aux enfants, comme si on avait peur d’avoir peur. N’était-ce pas normal d’éprouver de la peur ? A quoi s’exposait-on si on l’avouait ? Pourquoi était-elle beaucoup plus présente que la notion de courage ?
Dans ce climat anxiogène, j’ai eu envie d’écrire quelque chose laissant la place à l’espoir, à l’humour et au courage. En 2021, j’ai obtenu une bourse de recherche et j’ai mis sur pied des rencontres avec des enfants âgés de 5 à 12 ans pour recueillir leurs témoignages. J’étais curieuse de savoir ce qui s’activait dans leurs imaginaires à l’évocation de ces thématiques ? Je voulais également tester des pistes d’écriture que j’avais mises sur papier. Le jeune public accepterait-il l’abstraction de ce périple dans le cerveau ?
Ensuite, en avançant dans l’écriture, mon imaginaire est resté imprégné de ces rencontres et de ce que m’avaient dit les enfants. L’aventure s’est tissée avec des scènes créées de toute pièce mêlées à la réalité de l’école que peut vivre un·e enfant ordinaire. J’y ai glissé certaines de mes peurs intimes, beaucoup de mes questionnements, sans jamais perdre de vue que j’avais envie de toucher la sensibilité des enfants et aussi plus largement, celle des adultes.

La mise en scène, signée par Julie Burnier, est un mélange organique entre danse, théâtre et mapping. Pourriez-vous m'en dire un peu plus sur le processus de répétition qui a mené à cette hybridation ? Était-ce une intention claire de votre part dès le début, ou est-ce quelque chose qui s'est révélé en cours de travail ?

Quand je rêvais du spectacle et que j’en ai parlé à Julie Burnier, cette hybridation des pratiques était déjà au centre de la conception. J’avais l’idée d’un spectacle théâtral où le mapping poserait cet univers onirique et magique du cerveau humain, pouvant passer d’un lieu à un autre en un claquement de doigt. La danse ouvrirait un langage abstrait, plus de l’ordre de l’intuitif et du métaphorique, quelque chose qui traduirait les mouvements émotionnels de notre cerveau.
Tout cela était superbe dans ma tête et sur le papier, mais comment mettre ensemble toutes ces pièces ?
A ce moment-là, je n’avais ni lieu de création et ni la moindre idée de comment j’allais réunir l’argent pour l’équipe que j’avais imaginé rassembler. Julie a dit oui tout suite, avec tout son enthousiasme et sa confiance. A la fois cheffe d’orchestre et accoucheuse de projet, elle a géré les allers-retours entre les différents artistes pour que chaque média ait sa place et puisse dialoguer avec les autres, tout en gardant le cap de ce que nous voulions raconter. Le spectacle représentait un gros challenge technique par rapport au temps de répétition que nous avions. Elle a jonglé avec brio entre les interprètes sur scène, le mapping, l’illustration, les lumières, la musique pour que tout s’imbrique avec cohérence et converge vers une même narration. Sa grande force c’est d’être à l’écoute de chaque membre de l’équipe en tout temps. C’est aussi ce qui nous a permis de garder autant de joie et de plaisir durant toute la création, malgré les zones de challenges ou de stress inhérentes à toute création.

Lorsque l'héroïne de votre spectacle se retrouve enfin face à face avec ses peurs, elle finit par réaliser par qu'elle ne sera jamais vraiment débarrassée d'elles, qu'elle devra au contraire apprendre à vivre avec. Personnellement, en tant qu'adulte, j'ai trouvé très juste que vous ne proposiez pas de solution miracle à cette question, comme s'il était finalement impossible de "guérir" de ses peurs. Je me demandais cependant si vous aviez des retours ou des discussions avec des enfants ayant assisté à votre spectacle. Seriez-vous d'accord de partager le ressenti de certains enfants par rapport à ces questions ?

Plusieurs parents nous ont confié que le spectacle avait ouvert de nombreuses discussions passionnantes, parfois sans fin autour des peurs et de la manière de les amadouer.
C’était marrant à l’issue du spectacle, j’avais l’impression que les enfants parlaient plus librement de leurs peurs, sans gêne ou appréhension, comme s’ils comprenaient que tout le monde en a et qu’il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. Leur rapport à cette émotion était différent. En dédramatisant, un autre narratif sur la peur existait : devenir agent·e face à leurs peurs, sans devoir les subir, avait quelque chose de réconfortant et même jubilatoire.

Et enfin, par rapport à l'évolution des arts scéniques depuis la réouverture des salles de spectacles en 2021, avez-vous personnellement des peurs, ou tout du moins des inquiétudes, que vous pourriez formuler ? Quels changements préoccupants voyez-vous s'installer au sein des politiques culturelles romandes et quelles actions, ou ruses, préconiseriez-vous pour vous armer contre ces nouvelles peurs ?

Oui, bien sûr que j’ai des peurs quant à mon métier et au milieu culturel. On entend sans cesse que nous sommes beaucoup : trop d’artistes, trop de projets qui veulent voir le jour, trop peu de budget dans la culture pour toutes et tous… Et concrètement, les exigences de production pour les jeunes compagnies deviennent plus élevées. Parfois, c’est fatigant et ça éreinte l’envie.
Pour moi, garder de la conviction et du cœur dans ce que je fais est crucial. Et ensuite, tenter le coup, essayer quoi qu’il arrive, peu importe les inquiétudes liées à l’avenir.
Et puis sinon pour débusquer les peurs irrationnelles, je joue à imaginer les scénarios catastrophe jusqu’à arriver au « pire du pire du pire ». Ça devient absurde et ça me fait rire.

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