3. Interview avec Oskar Coursin

Rage, festin

Collectif Ljubav i Pobuna

site internet:
https://cargocollective.com/ljubavipobuna/Le-Collectif-Ljubav-i-Pobuna

d'après les textes et chansons de Brigitte Fontaine

Festival Aléas, Parc de la Poya, Fribourg - 30 septembre et 1er octobre 2023


Dramaturgie et mise en scène: Oskar Coursin
Jeu: Danaé Clozza, Oskar Coursin, Virginie Janelas, Marie- Cécile Kolly, Gael Kyriakidis
Technique: Justin Gaudry, Lauriane Tissot
Scénographie et costumes: Oskar Coursin, Marie-Cécile Kolly, Samuel Vez






Pour commencer, je voudrais un peu revenir sur votre collectif, qui existe depuis plusieurs années déjà, il me semble. Pourriez-vous m'en dire plus sur la genèse de votre groupe et sur les élans qui ont donné vie à vos premiers spectacles ?

En fait, le premier spectacle a existé avant qu'on ait un nom, avant qu'on se désigne comme collectif. À l'automne 2014, j'ai simplement eu envie d'écrire et de monter une comédie musicale avec des potes. Il y avait plein de nouvelles têtes à Fribourg, des gens revenus des études, des gens de passage, des tessinois.e.s toustes plus ou moins artiste ou musicien.n.es, etc. Au même moment, grâce au culot de certain.e.s ami.e.s, on a pu investir le bâtiment de la Coutellerie, à la Grande-Fontaine, et l'utiliser comme lieu culturel complètement autonome. Le propriétaire, Res Balzli, nous a tout simplement donné les clés. C'est devenu notre repaire. On y organisait surtout des concerts, des fêtes et des bouffes populaires, mais ça pouvait servir aussi pour du théâtre, des ateliers, des événements davantage politisés, etc. Voilà le contexte dans lequel j'ai monté Ô Masé, auquel il faut ajouter la rencontre de l'équipe de la Coutellerie avec celle de la Tour Vagabonde, qui était alors installée au "jardin aux betteraves". C'est comme ça qu'ils avaient baptisé la friche qui se trouvait à la route des Arsenaux, au pied du chemin de fer, derrière les immeubles du Domino. En gros je dirais que notre envie de théâtre est née de ces différents lieux, qui créaient des possibilités, et des personnes qui les animaient. Bien sûr, tout ceci était très chaotique, mais on y arrivait tout de même et, grâce à la Coutellerie et la Tour Vagabonde, on a eu durant les années suivantes des lieux d'ancrage indispensables pour créer une poignée de spectacles. Quant à Ljubav i Pobuna, le nom du Collectif - par ailleurs peu pratique et imprononçable -, il est venu par après, à l'occasion du spectacle satirique bilingue Lönd euch alli balkanisiere ! - Allez tous vous faire balkaniser ! qu'on a joué au printemps 2016 dans la Tour Vagabonde alors installée à Bâle, au bord du Rhin. Je ne pense pas qu'il était destiné à rester ce nom de collectif, mais enfin on l'a gardé par défaut.

Le théâtre que vous proposez est un théâtre qui a résolument quelque chose de matériellement et esthétiquement "pauvre", au sens où l'entendaient les figures du mouvement italien arte povera dans les années 60. C'est-à-dire un art où l'œuvre, en tant qu'objet, ne vaut pas grand-chose. Ce qui importe, c'est le mouvement qu'elle englobe et ce qu'elle peut ouvrir chez le public. C'est un art qui se revendique anti-productiviste, épuré et brut dans sa matière. Vous reconnaissez-vous dans ce type de démarche ?

Personnellement, je n'ai que peu de culture théâtrale, peu de références théoriques également, d'ailleurs j'ai commencé à monter des pièces de théâtre avec des amis sans jamais avoir auparavant fait de théâtre ou de mise en scène. Quant aux participant.e.s aux premières pièces, ils n'avaient souvent aucune expérience théâtrale et n'étaient pas non plus des habitué.e.s de théâtre en tant que spectateurs.ices ! Donc non, pour répondre à ta question, on ne peut pas vraiment parler de démarche cohérente. "Anti-productiviste"... Je ne sais pas trop ce que ça voudrait dire, je dirais en tous cas qu'on revendiquait de mener une vie détachée du travail à plein-temps, de la surconsommation, de l'argent, qu'on comptait beaucoup sur la débrouille et la récup, qu'on voulait faire le maximum sans demander aux autorités leur avis, etc. Tout cela sans non plus d'ambition radicalement politique, puisque contrairement aux milieux autonomes lausannois ou genevois, notre petit noyau fribourgeois est restée toujours très insouciant. Notre révolte était surtout artistique et il y avait dans notre équipe une facilité à se mettre en scène, à jouer, liée peut-être à l'activité musicale de certain.e.s d'entre nous, liée sûrement aussi à une manière d'être entre nous, à une attitude très portée sur l'ironie, la satire, la fête, la blague.. D'ailleurs, à part Ô Masé, notre marque de fabrique durant les premières années a été plutôt la satire.

Rage, festin est un spectacle hybride, à la fois théâtre musical, de marionnettes, d'objets et de situation. Est-ce une façon de procéder commune à votre équipe ou est-ce quelque chose qui est né de l'œuvre de Brigitte Fontaine, inspiration centrale du spectacle ?

Les deux. On a souvent eu un orchestre sur scène. Mais là, c'est clairement lié à Brigitte Fontaine, parce qu'on n'imaginerait pas un spectacle sur elle sans musique, et qu'en même temps sa musique a - de par le personnage qu'incarne Brigitte, de par la richesse en images des paroles de ses chansons -, un gros potentiel théâtral et poétique.

J'ai vu vos deux derniers spectacles, lesquels, me semble-t-il, sont nés dans un contexte situé hors de toute institution. Si c'est le cas, est-ce un choix conscientisé de votre part ? Et pensez-vous qu'il soit possible de créer librement dans un cadre institutionnel ?

Oui, c'est vrai, on n'a aucun lien avec le théâtre institutionnel, si ce n'est qu'on leur emprunte du matériel technique et que des technicien.n.es et comédien.n.es professionnel.l.es travaillent parfois pour le collectif. D'ailleurs, on n'a également aucun lien avec le monde du théâtre amateur, ce qui montre bien la particularité de notre point de vue. Dans cette attitude, il y a une part de choix. Franchement, jusqu'à récemment, la question ne se posait même pas. On n'avait pas besoin de formaliser tout ça. On se débrouillait... Je ne pense pas qu'on aurait fait des choses plus intéressantes si on avait eu plus de moyens... Je ne pense pas non plus qu'autant de gens différents auraient pu ou voulu tenté le théâtre avec nous si on était entré dans la logique pro. Niveau financier, on a toujours réussi à payer les frais de productions, à faire un peu de caisse ou de chapeau. On parle là de toutes petites sommes, quelques milliers de francs au plus qui circulent par spectacle. Bien sûr, personne n'est payé, même si parfois un minuscule défraiement est dégagé de ce qu'on obtient. Dernièrement, j'ai pas mal réfléchi à tout ça. Peut-être qu'il faudrait se mettre à rédiger des dossiers pour obtenir du soutien. Le seul avantage décisif que je verrais, c'est que ça nous permettrait d'élargir notre public, puisque la communication devient tellement plus efficace dès qu'elle est prise en charge par des institutions reconnues... Malgré tout, je ne parviens pas à ne pas être réticent envers tout ça. J'ai un regard extrêmement critique, acerbe parfois et probablement injuste, envers le "monde de la culture". S'il est possible de créer librement dans un cadre institutionnel ? Oui, probablement, mais la vraie question reste : à quoi ça sert de créer librement si au final, le résultat de cet effort n'existe qu'en tant que "produit culturel" parmi d'autres, c'est à dire un bien de consommation supplémentaire, qui plus est destiné à un public de niche ?

J'illustre avec une petite histoire. Disons que vous bossez deux ans sur telle figure féministe radicale des années 70 et que vous en tirez un spectacle bien fait, intelligent, etc., que Le Temps qualifiera de "fort, percutant"... Vous le tournez pendant un an, deux si vous avez de la chance. Pendant ce temps, vos trois comédien.n.es ont été correctement payé.e.s. Ielles ont pu "vivre de leur métier" comme on dit, c'est à dire gagner assez d'argent pour assurer un train de vie de consommateur normal. Après un an, le spectacle s'essouffle déjà, mais c'est pas grave, vous avez déjà obtenu des subventions pour un nouveau projet - "projet", toujours ce mot - qui cette fois interroge notre rapport à la forêt, etc. Et c'est reparti pour un tour... C'est caricatural comme exemple, mais vraisemblable, non ? Et alors on se demande ; est-ce que ce n'est pas ridicule ? Quand est-ce qu'on change la vie, quand est-ce qu'on change de vie ? Dernièrement, je suis allé voir le Spectacle de merde de la compagnie de Marion Duval à Vidy. Avec ce spectacle, je crois qu'on a atteint le sommet du rapport schizophrénique et absurde qu'une partie des artistes entretiennent avec les institutions ; être contre et être dedans à la fois, cracher dans la main qui nous arrose, insulter les rares abonné.e.s de Vidy venu.e.s exprès pour te voir en les traitant de petits bourgeois bien-pensants, etc. Il semble vraiment que certain.e.s artistes soient obsédé.e.s par ces dilemmes et dépensent beaucoup (trop?) d'énergie pour s'en libérer ou pour les oublier. Mais alors, si l'on caresse un quelconque imaginaire de rébellion, de marginalité, ne gagnerait-on pas à laisser tomber ce cirque et à tenter d'exister à côté, même si cela implique de faire des petits boulots alimentaires et de galérer ? En résumé, arrivé au bout de ce petit développement, j'aimerais affiner ma réponse à ta question : d'après moi, s'il est certainement possible de créer librement dans le cadre institutionnel, j'estime qu'une création radicalement libre, disons libertaire, s'y trouve forcément assagie, affaiblie, empêchée, tiraillée.

Et enfin, avez-vous de futures créations en vue ? Et pensez-vous continuer de creuser la démarche qui est la vôtre ou prévoyez-vous des changements pour l'avenir ?

Il y a des choses, bien sûr, qui vont changer. J'aurai mon deuxième enfant en janvier, donc rien que ça, ça change le rythme et les envies. Mais j'ai bien aimé la manière dont s'est passée la création de Rage, Festin, donc je vois pas de raison d'arrêter. Oui, il y a des créations en vues. D'ailleurs, après la première de Rage, Festin, trois personnes du public se sont manifestées avec l'envie de jouer. Donc ça continue, c'est poreux, ça vit.

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