L'humanité chantée



Histoires sans gloire et pratiquement sans péril pour 4 voix sur pente raide


Collectif moitié moitié moitié

23 et 24 septembre, Théâtre de la Tournelle, Orbe
27 et 28 septembre, Nebia, Bienne

Conception, mise en scène et jeu: Cécile Goussard, Adrien Mani, Matteo Prandi, Marie Ripoll
Costumes: Augustin Rolland 
Coach vocal et regard: François Renou 
Lumières et technique: Guillaume Gex 
Production, communication et administration Jeanne Quattropani



Des voix nous parviennent depuis la salle. On entend des gens parler entre eux, rentrer dans la salle, chuchoter qu'il.elles se sont trompé.es de porte, ressortir, essayer toutes les portes avant de tomber sur la bonne. On reconnaît alors les membres du collectif qui s'arrêtent, hésitent, puis Adrien Mani repart en arrière, dans le foyer. On entend ses pas entamer un rythme particulier, comme s'il jouait à s'éloigner tout en restant sur place, puis sa cadence s'accélère, il entame une sorte de danse effrénée (tout cela hors de notre vue), et il revient. Ils et elles farfouillent ensuite dans leur partition, puis Mattéo s'élance à l'arrière de l'espace scénique, en dessinant un L, revient par le même chemin, et repart. Les autres le suivent et ils.elles dessinent un L ensemble, font un demi-tour et reviennent en arrière, et ainsi de suite, jusqu'à finalement se positionner en ligne, face à nous, leurs partitions à la main, prêt.es à chanter.

Un premier chant à quatre voix se fait entendre. Un chant populaire des montagnes. Marie Ripoll sort un diapason de sa robe, qu'elle percute contre son crâne, puis un autre chant se fait entendre. Et enfin, commence la chanson connue du Vieux chalet, écrite par l'abbé Bovet, et un premier glissement du quatuor vers une forme de dramatisation est enclenché: la comédienne Cécile Goussard, émue par l'histoire du vieux chalet détruit, se détache émotionnellement et vocalement du groupe. Elle chante plus haut, plus fort et les larmes semblent lui monter aux yeux. Elle finit presque par hurler la chanson pendant que les autres continuent tant bien que mal. 
Il devient ainsi évident, dès cet instant (si cela ne l'était pas déjà avant), que la proposition scénique du collectif moitié moitié moitié est une proposition qui tend vers la comédie. Mais comme pour le nom du collectif, nous sommes face à une comédie qui se dévoile par des ajouts subtils et qui déclenche des rires avec un léger temps de retard, comme si la portée comique nous parvenait alors que le gag était déjà passé. Parfois l'atmosphère se rapproche du comique de groupe d'un Jacques Tati (comme dans son court-métrage Les cours du soir), lorsque les répliques de chacun.e fusent et s'entremêlent avec précision, laissant transparaître une réplique plutôt qu'une autre par une sorte d'effet d'écho. Parfois elle lorgne vers le comique plus grave d'un Buñuel, comme lorsque les membres du chœur passent d'une scène de chant à une scène de randonnée en montagne et que le guide, interprété par Matteo Prandi, égare son groupe, lequel, cédant à la panique, se métamorphose en un troupeau de moutons. Plus loin, le ton tourne même à la comédie dramatique lorsque groupe semble définitivement prêt à éclater : Adrien Mani se rend compte que les autres se figent comme des statues devant lui quand il les regarde. Comme si le reste du groupe s'était soudainement mis à jouer à 1,2,3 soleil sans lui en parler et, surtout, sans l'inclure dans le jeu. À ce moment, Adrien se rend compte qu'il est exclu du groupe et s'en plaint. Il aimerait que les autres le lui disent, au moins, s'il ne compte plus, s'il a été exclu. 
Plus tard, un noir finit par tomber et des lumières de lampes de poche s'allument et se rassemblent, comme pour former une constellation (par moments, j'ai cru reconnaître celle du Loup mais je serais bien incapable de le confirmer). Le spectacle prend alors une forme plastique. Les lumières se détachent et se regroupent par deux, comme pour former des yeux brillants dans l'obscurité. Puis, les lumières s'éteignent une à une, et un chant corse résonne. Les voix prennent dessus sur la nuit. Et lorsque, un peu plus tard, les projecteurs finissent par se rallumer, le collectif est muni de grandes cloches de vaches qu'il fait tinter. Puis, Adrien installe une petite échelle sur scène, sur laquelle il monte. Son visage disparaît entre les projecteurs du petit théâtre de la Tournelle (où le plafond est assez bas). Il s'exclame alors: Oh c'est beau ! Les autres montent vers lui, l'un et l'une après l'autre, et s'extasient pareillement de la vue qui s'offre à leur regard. Puis, on bêle une dernière fois comme un mouton et c'est le noir complet.

Partant d'un matériau simple, les chansons populaires des montagnes, le collectif moitié moitié moitié est parvenu à tisser une dramaturgie curieuse et organique. Il ne s'agit pas d'un spectacle où l'on se contenterait d'enchaîner les chansons. Il ne s'agit pas non plus d'un spectacle où l'on n'éprouve pas réellement le chant. Chaque chanson est travaillée, les voix se répondent, on sent un véritable travail collectif à l'œuvre. Un travail qui demande du temps et une certaine diligence. Il est toujours beau d'entendre un chœur chanter ensemble. Paradoxalement, c'est aussi lorsque le chœur est le plus uni qu'il devient possible de véritablement percevoir l'individualité de chacun et de chacune. Personne ne prend le dessus sur les autres et pourtant, c'est comme s'il nous avait été aussi permis de voir Cécile, Adrien, Matteo et Marie, simplement par le fait qu'ils et elles chantaient ensemble, à l'écoute des notes et des variations des autres. 
On parle souvent du care dans le monde de la culture en ce moment (ou plus prosaïquement, le fait de prendre soin des un.es et des autres). On y élabore des discours innovants sur la question, on produit des mots nouveaux pour des maux anciens. En bref, on essaie encore de faire du neuf avec du vieux. Mais surtout, on le fait encore et toujours  à travers le seul prisme de l'évocation. Alors qu'ici, dans ces Histoires sans gloire..., le soin passe par le simple fait d'écouter la voix des autres. Ce qui n'est pas rien. En vérité, c'est même déjà beaucoup. Et c'est un signe d'intelligence de la part du collectif moitié moitié moitié d'avoir saisi que cette simplicité n'abaisse pas le propos de la pièce. Au contraire, elle la rend plus grande, et plus humaine.

Et d'ailleurs, quel serait justement le propos de la pièce ? Comme son titre l'indique, il s'agit d'une suite d'histoires sans gloire et où le danger n'est pas forcément imminent. Ces histoires passent par les chants entonnés mais aussi par les situations distillées par ce quatuor qui semble parfois enclin à se perdre, tout en prenant soin de ne jamais se perdre réellement. Et au final nous apparaît un portrait doux et attentif d'une certaine humanité. Une humanité vulnérable, en proie au rude climat des montagnes, parfois prête à mordre, parfois prête à fuir, et pour laquelle l'humour est une seconde nature.

  

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