Corps et gravité
Tout va bien
Cie NoTa & Guests
Direction artistique & chorégraphie : Noelia Tajes
Interprètes : Lohan Jacquet, Matthis Paupert, Fabio Bergamaschi
Composition : Made Kuti
Création lumière & scénographie : Yann Marussich
Création costumes : Toni Teixeira
Régisseuse générale : Amandine Baldi
Interprète en création : Alex Landa Aguirreche
Photo et montage vidéo : Aline Zandona Si la plupart du temps les critiques de spectacles ne dépassent pas le champ de l'objet critiqué, à savoir celui de l'œuvre scénique en question, il arrive régulièrement dans ce blog que la critique dépasse le seuil d'un même spectacle pour aller voir ce que ce dernier dit de la scène actuelle. Et ce sera une nouvelle fois le cas ici avec Tout va bien, proposition de la chorégraphe Noelia Tajes.
Car le projet présenté par la chorégraphe au Forum Meyrin cette semaine ne consistait pas uniquement en une forme scénique. En effet, sous le titre Corps et relations - comment habiter ce monde ?, le projet était également précédé d'un atelier de danse, un atelier de broderie, ainsi que d'une installation avec des panneaux et des textes et un podcast en plusieurs épisodes. Le spectacle devient ainsi une sorte d'aboutissement de toute une réflexion axée sur les relations que nous entretenons avec notre corps et celui des autres.
Seulement, un conflit intérieur est rapidement né à la sortie du spectacle, alors que je parcourais les panneaux disposés dans le foyer: est-il vraiment judicieux d'organiser autour des œuvres que nous regardons un appareil discursif aussi imposant ?
Cela n'est pas nouveau, bien sûr. Depuis plusieurs années il est fréquent de voir le théâtre ou la danse être munis d'alliés venant d'autres secteurs, très souvent scientifiques. Exemplairement, le théâtre La Grange, à Dorigny, a pour mission d'associer les arts et les sciences au sein de sa programmation. En soit, cela a du sens. Le théâtre n'est-il pas basé sur le terrain de l'Université de Lausanne ?
Et cette tendance se retrouve dans d'autres lieux, ou fait même partie des conditions d'appels à projets (comme dans un appel récent destiné au CERN). Mais si cette tendance peut paraître enrichissante tant pour les artistes que pour les scientifiques, elle est également le symptôme d'une autre tendance plus vaste qui consiste à pousser les artistes à ramener leur art vers des champs qui soient plus accessibles à tous et toutes et, surtout, dont l'utilité n'est plus à défendre. L'art ne peut plus répondre de lui-même, par la force de ses propositions esthétiques, aux scrutations dont il est l'objet. Il doit pouvoir justifier de son utilité par l'impact positif qu'il a sur notre économie, sur le lien social, sur notre santé, voire même sur notre ignorance (puisque l'art, maintenant, est aussi sensé nous instruire). Mais revenons au spectacle de Noelia Tajes.
À l'ouverture, on peut apercevoir plusieurs sacs suspendus au plafond par des câbles. Puis, lentement, des mouvements se font à l'intérieur d'un des sacs et un bras en ressort. Enfin, un corps s'extrait du sac, bientôt suivi par deux autres corps dans d'autres sacs. Ils se laissent glisser au sol et leurs derniers membres finissent par retomber lourdement sur le plancher. Il se relèvent et commencent à se frôler, s'ensuit un enchaînement fluide de différents tableaux. Les trois interprètes entassent les sacs tombés, semblent presque se battre pour décider de leur emplacements. Puis, ils se grimpent les uns sur les autres pour tenter d'atteindre un microphone suspendu à un câble plus haut. Des moments de danse individuels surgissent par instants, un danseur évolue seul au centre, suivi d'un autre danseur plus âgé qui tournoie vêtu d'une longue robe qui rappelle celle des derviches tourneurs. Le spectacle se termine plus tard par la seule véritable prise de parole d'un des interprètes (Fabio Bergamaschi), qui délivre un court monologue autour de la vulnérabilité.
Ce que je décris ici n'est qu'une énumération incomplète des différents moments scéniques qui sont donnés lors de la représentation et si elle ne fait pas vraiment justice au travail de Noelia Tajes, elle me sert surtout à rendre compte que ce qui est donné à voir est perméable à bien plus d'une interprétation que ce qui est donné à lire à la sortie du spectacle.
En effet, les textes présentés sur les panneaux du foyer développent ce que Noelia Tajes décrit dans sa note d'intention comme une exploration des corps, des émotions et des relations humaines dans toute leur vulnérabilité. Il y est donc mention de l'importance de prendre soin, de la vulnérabilité humaine, de l'importance de la collectivité, etc. Le tout avec un choix de mots et un ton qui se rapprochent des discours de développement personnel, ce qui n'est pas anodin puisque c'est un type de discours qui jalonne de nombreux processus de créations scéniques de la région. Et si je dis cela, ce n'est pas pour invalider le besoin de collectivité et de soin de tout un chacun, surtout à une époque où les violences politiques sont de plus en plus nombreuses. Seulement, encore une fois, je me demande: devons-nous vraiment attendre des arts de la scène qu'ils nous sauvent de notre détresse ? Et aussi le peuvent-ils vraiment ? Car ce qui frappe, à la vision de Tout va bien, c'est qu'il est justement tout à fait possible de retourner le discours qui l'entoure, voire de l'effacer entièrement, pour regarder enfin une œuvre qui, somme toute, est bien plus large et plus profonde que son discours. Ainsi, je pourrais même plutôt développer la pensée qu'il ne s'agit pas d'un spectacle sur la vulnérabilité, ou le fait de prendre soin des autres, mais sur la lutte. Sur une constante lutte pour se relever, tenir debout, malgré la présence des autres, malgré la fatigue, la gravité. Après tout, le spectacle ne s'ouvre pas sur une chute ?
Les interprètes sur scène sont ainsi tout autant en compétition qu'en soutien les uns avec les autres. Et quand je dis en soutien, je ne parle pas symboliquement. Je veux dire que, littéralement, ils se soulèvent, se portent sur les épaules. Quant à la vulnérabilité énoncée, je maintiens qu'elle se manifeste avant tout à travers la fatigue des interprètes, à travers la vibration de leur souffle traversant l'espace jusqu'à nous. Le monologue final, s'il aiguillonne ce que nous devrions retenir de ce travail, il reste malheureusement la partie la plus faible d'un spectacle bien assez fort pour s'en passer. Je dirais même que Tout va bien peut se passer de discours tout court. 
C'est précisément ce genre d'expériences qui me font douter de la pertinence de théoriser inlassablement autour des spectacles. Je pense qu'il est nécessaire et essentiel aujourd'hui de penser avant tout à partir des œuvres et non pas en-deçà ou au-delà. Il est nécessaire de penser avec elles, à partir de ce qu'elles contiennent, de la matérialité de leurs actions, plutôt que de leur prêter des propos qu'elles ne peuvent soutenir. 
À une époque où ce ne sont pas seulement les images que nous produisons indéfiniment, mais également les opinions et les théories, il est crucial d'être juste avec ce que nous voyons. Et d'accepter que ce que nous voyons nous échappe, n'est pas définissable. Et n'est pas réductible à des discours immédiatement reconnaissables.

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