Les vacances de l'amour


 

We're here

Lola Giouse
cie La Division de la Joie

Théâtre de Vidy
du 14 au 17 septembre 2023



Avec:
Mathilde Aubineau - scénographie et jeu en alternance
Géraldine Dupla – jeu
Mathias Ecoeur (Ars-Longa) - production exécutive
Simon Hildebrand – jeu
Lola Giouse - écriture et mise en scène
Mattéo Giouse - régie plateau et jeu
Alexia Hebrard - assistanat et collaboration
Cédric Leproust – jeu
Anka Luhmann - jeu en alternance
Enéas Paredes - jeu en alternance
Neyda Paredes - production, diffusion et jeu en alternance
Viviane Pavillon - regard extérieur
Laurence Perez - soutien dramaturgique
Martin Perret - composition musicale et jeu
Christophe Peter - création logo
François Renou - coaching chant et jeu en alternance
Marie Romanens - costumes et jeu en alternance
Anna Van Brée - costumes


et Harry dans le rôle de Harry






Hier soir, dans la cour de Vidy, était présentée dans son intégralité la trilogie We're here, une création de la compagnie La Division de la Joie, portée par sa metteuse en scène Lola Giouse. Cette trilogie, construite sur plusieurs années, est composée dans l'ordre des spectacles This not a love song, Lust for life et True faith. Trois titres qui se réfèrent directement à des chansons punk: de la post-punk de Public Image Limited (avec Johnny Lydon, ancien chanteur des Sex Pistols) au punk dansant et électronique de New Order (anciennement Joy Division), en passant par l'un des darons du punk, à savoir Iggy Pop et ses Stooges. Trois titres donc qui donnent le ton de la soirée, car la trilogie We're here s'inscrit résolument dans un héritage qui arbore les signes de la culture punk. Il y a la musique, qui sera au centre de la deuxième partie de la soirée. Il y a quelques références aux milieux des squats, aux ZAD, à certaines idées libertaires, un peu teintées d'anarchisme communautaire, aux activistes partisan.es du sabotage industriel, à des idées proches des mouvements situationnistes, etc. Toutefois, les codes vestimentaires en moins, We're here est-il véritablement un spectacle punk ? C'est une question importante, et je vais tâcher d'y répondre ici. Tout comme cette autre question: La Division de la Joie est-elle une compagnie qui transmet  réellement la joie ?

Avant toute chose, il me semble intéressant de noter que la trilogie de Lola Giouse comporte quelques similarités formelles avec le Spectacle de merde de Marion Duval, qui concluait la dernière saison. Tous deux ont été joués à Vidy, en extérieur. Tous deux duraient plus ou moins 3h30. Tous deux semblaient adopter une vision plus ou moins similaire du collectif (même si nettement plus cynique et alcoolisée chez Duval). Et tous deux se terminaient d'une façon identique, sans saluts d'usage, par une invitation au public à venir vers la fête sur scène (enfin, invitation, je suppose que c'est relatif mais j'y reviendrai). Je ne note pas cela pour me lancer dans une critique comparée de ces deux spectacles, aux couleurs et au ton différents, mais plutôt pour remarquer une tendance actuelle dans un certain théâtre contemporain. Notons aussi que les deux spectacles semblent tiraillées par la même question: faut-il militer ou faut-il faire de l'art ? Ou plutôt, dit avec un champ lexical proche de ce théâtre contemporain: faut-il sortir dans la rue pour lutter contre ce système capitaliste qui nous assassine, ou faut-il continuer à créer, à faire des spectacles, et donc à servir un public de bourgeois.es ? C'est une question qui pourrait sembler pertinente, surtout dans un contexte post-covid, où de nombreux artistes se sont vus directement touchés par des changements de politique culturelle. Et peut-être est-ce une question d'autant plus pertinente dans le cadre d'un théâtre de l'envergure institutionnelle de Vidy, qui sait ? Seulement, pour moi, c'est une question piège, qui mène immanquablement dans une impasse, car c'est une question, finalement, dont l'aboutissement ne peut qu'être néfaste pour les artistes. C'est typiquement le genre de questions qu'adorent aborder, avec des mots sensiblement différents, les milieux politiques de droite. Ouvrir la voie pour un débat sur l'utilité de l'art, dans un contexte économique libéral, c'est forcément arriver à la conclusion de son inutilité. Et conclure à son inutilité, dans un contexte institutionnel, c'est revenir à un théâtre plus missionnaire dans ses choix de programmation. Alors, évidemment, poser ce genre de questions au centre de la troisième et dernière partie de son spectacle, c'est risquer grandement de voir son propos scénique se réduire à une mauvaise question. Ce qui est malheureusement le cas dans True Faith, troisième volet de la trilogie proposée par Lola Giouse. Mais reprenons depuis le début et regardons qu'est-ce que cherche à dire la Division de la Joie, et qu'est-ce qu'ils et elles nous disent vraiment. 



La première partie du spectacle débute en extérieur, derrière les gradins construits dans la cour des arts de Vidy. Le public est installé sur des bancs en bois et assiste à une longue scène en duo entre Géraldine Dupla et Simon Hildebrand (également surnommés Gégé et Saumon). Les deux viennent nous raconter leur rencontre et, surtout, leur amour naissant, teinté d'érotisme, de frénésie, de rires et de larmes. Car This is not a love song, contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, est précisément un spectacle qui veut parler d'amour et de la difficulté à dire je t'aime, comme résumé sobrement dans la feuille de salle: 

Le début du spectacle est une histoire d’amour.
Il y a deux personnes sur scène : Simon et Géraldine.
Ces personnes se retrouvent après avoir passé la nuit ensemble.
Le spectacle pose la question :  Comment dire je t’aime ?

Ceci étant posé, il serait judicieux de se demander comment cet amour naissant se manifeste devant nous. Et le premier constat que je fais, dès le début du spectacle, est qu'il ne s'agit pas d'un amour serein. En effet, Géraldine et Simon sont agités, dès les premières secondes, et cette agitation, cette hyperactivité, ne quittera jamais vraiment le corps des deux interprètes. Il et elle courent d'un bout à l'autre, s'adressent directement au public (qu'il et elle incluent dans leurs disputes et leurs réconciliations), se mettent soudainement à crier, à s'extasier, à rire et à pleurer à chaudes larmes. C'est un tableau pour le moins intense d'une relation amoureuse. Certes, on peut s'y reconnaître, cela peut nous parler. Seulement, je suis bien obligée d'admettre que cela reste très confus pour moi. Pourquoi Géraldine se met-elle soudainement à pleurer avec tant de convictions et, dirais-je, d'authenticité ? Oui, il est vrai que Simon ne l'a pas écoutée, accaparé qu'il était par deux chouettes perchées sur une branche, alors qu'elle était en train de lui déclarer son amour profond pour lui. Le manque d'écoute d'un.e partenaire dans un couple peut être blessant, humiliant, excluant. C'est une évidence. Mais tout cela s'inscrit toujours dans le temps. Dans le cas de This is not a love song, était-ce la première fois que Simon ne l'écoutait pas, ou est-ce une constante dans leur couple ? Et puis, depuis quand sont-ils réellement ensemble ? Parfois, cela semble dater de la nuit dernière, parfois cela semble dater de 8 ans en arrière (ou 5 ou 3). Ce sont des questions qui semblent anodines, de simples détails, mais je reste attachée aux détails car c'est souvent là que se trouvent les mouvements intimes d'une dramaturgie. Et dans le cas de la trilogie We're here, le cercle des circonstances données qui entoure chaque personnage-interprète de la pièce, c'est-à-dire la somme de tous les détails qui constituent une vie, restera opaque. Je ne dis pas qu'il aurait fallu tout connaître, ou que tout soit explicité, bien au contraire. Ce que je veux dire c'est qu'une dramaturgie est autant le résultat de ce qui est dit que ce qui ne l'est pas. Et donc tout ce qui n'est pas dit dans This is not a love song raconte immanquablement quelque chose sur son propos, à savoir ici l'amour. Et force est de constater que cette première partie porte finalement bien son titre car d'amour, réellement, il ne sera pas question. C'est-à-dire qu'il n'y aura pas de discours clairement formulé sur ce que cela peut ou ne pas être.

Bien sûr, on peut débattre éternellement sur ce qu'est l'amour, et il est fort probable qu'on ne sera jamais universellement d'accord. Ce n'est pas un tort, c'est même plutôt rassurant, car il s'agit d'amour et non de la liste des courses. Seulement, je pense quand même qu'il est important de s'entendre un minimum sur ce qu'il n'est pas. Par exemple, est-ce que l'amour a quelque chose à voir avec l'intensité, la passion, le tiraillement, ou tout autre état généralisé qui tend à l'épuisement ? Chacun.e aura sa réponse. Personnellement, je ne crois pas. Ou en tout cas, il ne peut pas se résumer à cela. L'amour, et ce n'est que mon humble avis, est aussi le lieu du repos. Et du repos, il n'y en a pas vraiment dans This is not a love song.

Puis, alors que résonne sur un haut parleur les notes de la chanson Video Games, reprise par The Young Professionals, le duo est soudainement interrompu par Cédric Leproust (surnommé Chouchou), qui leur demande en criant depuis le haut des gradins où ils étaient passés, qu'il les cherche depuis longtemps pour l'échauffement, car le concert va bientôt commencer (ou tout simplement, la seconde partie, intitulée Lust for Life). Il s'adresse alors à nous, public, surpris de nous voir arrivé.es autant en avance pour assister au concert. Arrive alors une camionnette avec, en son sein, le reste de la troupe. Il y a la costumière, la responsable de diffusion, le régisseur de plateau, la scénographe, les technicien.nes lumières et un enfant, qui est là parce que, nous dit-on, on avait personne pour le garder.  Tous et toutes sont heureux.ses et surpri.es de nous voir ici, aussi en avance. Ils et elles répètent plusieurs fois que c'est génial que nous soyons là, pour les voir, que c'est vraiment spécial. Tout cela est d'apparence joyeuse, un peu foutraque, mais aussi très artificiel. Car au-delà du fait qu'il n'y a rien de surprenant à ce que du public soit présent dans un théâtre aussi grand que le Théâtre de Vidy, avec tous les moyens de diffusion dont il dispose et la grande place qu'il occupe dans l'espace médiatique, il est évident que nous ne sommes pas venu.es en avance pour voir un concert mais bien un spectacle, et que, donc, nous ne sommes pas plus en avance que nous sommes en retard et que tout cela est une opération un peu scabreuse pour nous faire croire à quelque chose qui, en soi, n'a aucune incidence dramaturgique sur le reste de la représentation. Et donc, je me demande à cet instant quel est l'intérêt de vouloir absolument nous faire croire tout ça, ou même prendre le temps de nous le raconter ? D'autant plus qu'il est insisté plusieurs fois que nous allons être les témoins d'un concert de ouf, alors que nous sommes plus ou moins tous et toutes au courant qu'il n'y aura pas vraiment de concert. Et pour cause: c'est à peu près ce qui est écrit dans le programme de salle. Rajoutons aussi qu'il est extrêmement casse-gueule, dramaturgiquement parlant, d'annoncer quelque chose d'incroyable à un public: car maintenant le public est précisément dans l'attente de cet incroyable. Lorsque nous sommes face à un clown, cela peut être jouissif car le propre des clowns est justement de jouer avec nos attentes et de produire foirade sur foirade. Mais ici, lorsque le concert à proprement parler commence, il est difficile de ne pas se sentir un peu déçue. Ce n'est pas que la musique est mauvaise. C'est une chanson sympathique, avec une construction assez typique de la musique punk, au texte anglais un peu anecdotique, mais nous sommes loin de la promesse énoncée plus tôt. En vérité, toutes ces promesses seront très vite effacées car il devient rapidement clair qu'il n'y aura qu'une seule chanson au répertoire de ce groupe de musique fictif et que l'annonce de l'interprétation de cette chanson deviendra une perspective étirée sur tout le reste du spectacle et que son importance, au final, se révélera moindre. Car le vrai sujet de cette deuxième partie, c'est l'amitié. Et donc, qu'est-ce que la troupe de Lola a à nous dire sur l'amitié ?

Encore une fois, comme dans la première partie, le discours est passablement confus. Un ami, le batteur du groupe, va mal. Il ne veut plus jouer (on ne saura d'ailleurs jamais vraiment pourquoi). Et donc commence une longue partie où certain.es membres de la troupe vont tenter de réconforter leur ami, de comprendre ce qui lui arrive, de le faire parler. Enfin, c'est leur intention, j'imagine. Car, dans la réalité, tout cela sera prétexte à soliloquer à foison sur l'importance de la vie, de l'amitié, de nos liens, du vivant, etc, etc. En soi, l'intention est louable. Mais en réalité, cela ne vole pas plus haut que le scénario des Petits mouchoirs. Et si je cite ce film, ce n'est pas pour faire une pique gratuite, mais bien pour rappeler que les personnages de Canet étaient des ami.es qui partaient faire des vacances ensemble pendant que l'un des leurs était en train de mourir à l'hôpital. D'aucuns parlaient d'un beau film sur l'amitié. De mon côté, j'y voyais surtout un film qui célébrait l'égoïsme. Dans le cas de Lust for Life, l'égoïsme des personnages qui entourent le batteur Martin (surnommé Fribourg) est à la hauteur de leur manque d'écoute. Car oui, c'est une pièce où les gens ne s'écoutent pas. On y parle beaucoup, on y débat, on se déchire, on se réconcilie, mais qui est écouté, et qui est vu ? En tout cas pas le public, qui se retrouve très souvent regardé, très souvent pris à parti, questionné (on nous demande souvent nos prénoms, ce qui est quelque chose d'assez intrusif à mon goût), mais rarement écouté, et jamais vu. Je veux dire par là que, oui, je sens bien que Cédric me regarde, moi public, et qu'il me demande mon avis sur ce qui est en jeu, mais me voit-il seulement ? Ou aurais-je pu être n'importe qui d'autre, assise sur cette chaise, en cet instant, que cela n'aurait rien changé ? Me revient en cet instant cette phrase de Rimbaud: ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vus. 
Le théâtre est un lieu où la rencontre peut avoir lieu, car c'est un art intrinsèquement lié à la présence des interprètes et du public (n'en déplaise à toutes celles et ceux qui nous ont bassiné les oreilles avec leur pseudo théâtre virtuel pendant le confinement). Et oui, parfois il suffit d'être là pour que cette rencontre advienne. Mais force est de constater que, malgré le titre We're here, cela n'était pas suffisant pour la troupe. Comment expliquer alors qu'il n'y ait eu pratiquement aucun silence pendant toute la représentation ?

Plus tard, Martin, ou Fribourg, finit par s'exprimer, en silence justement, mais à travers des pancartes où sont inscrites des phrases provenant probablement d'une chanson et qui viennent potentiellement nous ouvrir une porte sur le mal-être qui le traverse. Seulement, ces paroles, comme toutes paroles de chansons sorties de leur contexte, disent souvent tout et leur contraire et donc au final ne disent rien. En soi, cela ne serait pas un problème pour moi. Je serais tout à fait prête à accepter que l'on ne comprenne jamais ce qui lui arrive. Après tout, dans la vie, combien de personnes vont mal, gardant pour elles.eux le mystère de leur mal-être ? Mais le mystère, précisément, est le grand absent de cette trilogie. Car pour que le mystère advienne, il faut que les nœuds qui le constituent s'épaississent, que des contraires indissociables se rencontrent et que la force d'une vie, dans toute sa complexité, soit dessinée devant nous. Ici, tout le monde semble d'accord et joue à ne pas l'être et, paradoxalement, à part les interprètes les plus présent.es (notamment Cédric Leproust), je n'ai pas vraiment eu la sensation qu'on me donne à voir ces individus. Qui sont ces gens finalement ? J'ai pu voir un groupe, oui, vaguement homogène (jouant maladroitement à ne pas l'être), et qui donc n'existe pas réellement (car qui a jamais vu un groupe homogène dans la vraie vie ?). Cette non-existence du groupe pose ainsi un vaste problème pour ce qui sera la troisième et dernière partie du spectacle, intitulée True Faith. Mais voyons un peu comment elle se déroule.

Dans cette partie, après un énième débordement du personnage de Cédric (alias Chouchou, qui est d'un tempérament très colérique dans la pièce, mais j'y reviendrai peut-être), les choses se calment un peu. Martin (alias Fribourg) semble aller mieux et il s'apprête à jouer. Et puis, non, finalement. Arrive Mattéo, alias Bibou (décidément je n'arrive pas à me faire à tous ces surnoms dignes d'un épisode d'Hélène et les garçons), qui émet un désaccord. Il n'est pas d'accord, dit-il, avec Cédric. Enfin, plus précisément, il n'est pas d'accord avec une phrase en particulier, dans laquelle Cédric aurait dit que c'était ok, l'état du monde en ce moment (ou quelque chose dans le genre). Je n'avais à ce moment-là aucun souvenir d'une telle phrase dans le spectacle (phrase par ailleurs d'une très grande pauvreté dramatique) mais bon, de toute façon Cédric se défend très rapidement: non, ce n'est pas du tout ça que je voulais dire (ou quelque chose dans le genre). Le ton monte, des désaccords semblent arriver (même si, concrètement, vu que personne n'a dit ce que l'autre croyait qu'il voulait dire, les désaccords sont caduques, mais passons). Et enfin, arrive le sujet brûlant: que faisons-nous ici ? Pourquoi sommes-nous là, à faire de l'art, alors que le monde va si mal, qu'il y a urgence, que des espèces disparaissent, que des femmes se battent pour leur indépendance en Iran, que des migrants arrivent en masse à Lampedusa, etc, etc ? Ne devrait-on pas plutôt, suggère Mattéo, faire quelque chose de plus utile, là tout de suite, une véritable action ? Il repense alors à la ZAD de la colline du Mormont et il suggère que nous allions tous et toutes ensemble sur place pour aller saboter les véhicules de l'entreprise Holcim. Je passe volontairement sur le fait que de nombreux.ses artistes rêvant de jouer à Vidy pourraient se sentir insulté.es par ce passage (comme je passe sur de nombreux autres détails, le temps étant une denrée rare).
Enfin, bref, il nous explique son plan, très simple: il suffirait d'aller verser du ciment dans les réservoirs d'essence des machines. L'idée est explicitée, un plan logistique est fait. Nous pourrions tous et toutes quitter les lieux et nous y rendre. Seulement, voilà, on s'en doute, cette action ne sera jamais réalisée. Car partir, cela voudrait dire laisser tomber la chanson, et donc laisser tomber l'art, d'une certaine façon (et aussi lâcher le public au passage mais ici c'est anecdotique). 
Et là se dévoile enfin, dans toute sa nudité, le déclin du spectacle. Car par l'évocation de cette idée qui ne sera jamais réalisé, la Division de la Joie, au lieu de saboter Holcim, finit par se saboter elle-même. En effet, si nous suivions la logique de la dramaturgie mise en place en cet instant, il aurait réellement fallu quitter la scène et nous laisser ainsi, seul.es, devant un espace vidé de ses interprètes. La troupe se retrouve dès cet instant prise dans un piège qu'elle s'est tissée à elle-même et dont elle n'arrivera jamais à sortir. Et tous les discours sur l'art qui s'ensuivront n'auront pas la force dramatique et poétique nécessaires pour le faire. Et même lorsque Martin, l'ami mal en point de la deuxième partie, se remet finalement à jouer à la batterie, il est déjà trop tard. On nous a promis quelque chose de bien plus grand et ce quelque chose n'arrivera pas. Un dernier discours de l'enfant, présent sur le plateau depuis le début, viendra comme une sorte de poème sensé nous réconcilier et, j'imagine, nous convaincre. Mais là aussi, il arrive bien trop tard (et de toute façon, le texte est bien trop vague pour qu'il puisse susciter un quelconque salut par l'art). Et donc, comme dirait Tchernychevski (et Lénine après lui): que faire ? Et bien, ce que finit par nous proposer la troupe est simple: on va vous jouer la chanson. Cette fameuse chanson que l'on nous vend depuis le début du spectacle, cette chanson rassembleuse, vivante et qui devrait nous entraîner tous et toutes dans ce qui semble s'apparenter à une fête et qui est donc la véritable conclusion de cette trilogie. Seulement, et je le demande sincèrement, qu'est-ce que cette fête vient soudainement faire dans cette histoire ? Je répète que nous venons d'entendre pas loin d'une heure de débats et discours autour de la question de l'art et du militantisme et de l'inaction. Et maintenant, au lieu d'aller détruire le matériel de Holcim, nous sommes invités à faire la fête (inviter est un grand mot, disons qu'on nous y pousse beaucoup). Au moment de cette conclusion, assez frustrée et confuse je l'avoue, me viennent en tête des dizaines et des dizaines de questions irrésolues et pour lesquels il me faudrait encore trois articles pour tenter d'y répondre. Dans le désordre, une petite sélection: 
Quel est le véritable sens de cette chanson, finalement ? Pourquoi y a-t-il un énorme logo moche et lumineux qui ne fonctionne pas en arrière-plan ? Et pourquoi tout le monde porte ce même logo sur son T-shirt alors qu'aucun groupe de musique ne fait ça ? Et pourquoi faire un stand de merchandising dans un spectacle où on fustige le capitalisme (le nommer stand de non-merchandising ne change rien à l'affaire) ? Et l'art alors, ça sert à quoi finalement ? Et pourquoi personne ne dit rien sur le fait que le personnage de Cédric a failli fracasser la tête de son ami Martin, sous prétexte qu'il en avait marre de le voir déprimé ? Et pourquoi personne ne dit rien non plus sur le fait que Géraldine et Simon se sont fait copieusement engueulés par ce même Cédric (décidément dans tous les mauvais coups) parce qu'ils couchent ensemble et que le sexe, dans le groupe, on avait dit que c'était interdit ? Et pourquoi personne ne pointe du doigt que ce groupe a une dangereuse tendance à la dérive sectaire ? Et aussi, pourquoi cet article ressemble de plus en plus à un résumé d'un épisode d'AB Productions ? 
Bref, je chipote. Tout ça, ce sont finalement des questions sans importance, qu'il faudrait peut-être garder pour un autre spectacle. Une question, toutefois, a trouvé sa réponse: We're here n'est pas un spectacle punk (autre point commun avec Le spectacle de merde). Pour cela, il aurait fallu que les actions aient le courage des opinions qui les ont précédées. Concernant la question de la joie, je dirais plutôt non. Car comment transmettre de la joie à un public que vous ne voyez pas ? Mais de toute façon, c'était une opération pratiquement perdue d'avance. Car comment voulez-vous réussir à transmettre la joie lorsque le nom même de votre compagnie, La Division de la Joie, est aussi le nom qu'on donnait aux bordels des camps de concentration, et où on pratiquait allègrement l'esclavage sexuel ?
 

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