Vivre dans ce rêve


 

Préparation pour un miracle

Marc Oosterhoff

7 au 15 décembre 2023, Comédie de Genève



Conception, mise en scène et interprétation: Marc Oosterhoff
Assistante et collaboration artistique: Latifeh Hadji
Collaboration dramaturgique: Eric Vautrin
Regard magique: Arthur Chavaudret
Création musicale: Maxime Steiner, Olivia Pedroli
Conception scénographique: Léo Piccirelli
Direction technique, coordination et création lumière: Leo Garcia
Assistante à la direction technique: Laurie Gerber
Régie lumière et spatialisation sonore: Filipe Pascoal
Régie plateau: Marius Barthaux remplacé par Victor Poltier, Sophia Meyer
Réalisation des décors: Ateliers du Théâtre Vidy-Lausanne
Accessoires: Carole Allemand, Cédric Oosterhoff, Mathieu Dorsaz
Costumes: Marie Jeanrenaud
Maquillage: Nathalie Monod
Coordination, production et administration: Mariana Nunes
Diffusion, logistique de tournée et production: Isabelle Campiche
 


Les lumières du public sont encore allumées, les gens pris dans leur conversation, lorsqu'entre en scène un homme aux cheveux et à la moustache noirs, vêtu d'une chemise bleu ciel, plutôt ample, et d'un pantalon noir, portant aux pieds des crocs d'un gris foncé. Il arrive pour brancher une servante, cette fameuse lampe sur pied, dont l'ampoule est ronde et dénudée, qu'on allume traditionnellement dans les théâtres vides, entre les représentations et les répétitions. La servante est allumée, le public commence à se taire, et il se retourne vers l'arrière-scène, se dirigeant vers la porte du fond, d'où il était venu et où il s'apprête à ressortir. Mais la porte, étrangement, ne s'ouvre plus. Il tente ensuite sa chance vers une autre porte, côté jardin, pour un même résultat. Il retourne vers le public, à la recherche de la sortie, mais il fait trop sombre pour y voir quoi que ce soit. Il emporte la lampe avec lui, mais la prise se débranche et le câble s'enroule tout seul jusqu'aux coulisses. Dès cet instant, le public comprend instinctivement qu'il aura à faire avec un monde où les choses ont leur vie propre et où les lois de la réalité différent. Et cette réalité-là, bien que familière, nous apparaît alors comme lointaine et magique, comme un mirage. Cependant, je n'entrerai pas en détails ici sur les événements magiques qui ponctuent cette nouvelle création de Marc Oosterhof, contrairement à mes habitudes. Et bien que je sois convaincue que les œuvres ne souffrent pas réellement du récit qu'on pourrait faire de leur contenu à un public qui ne les a pas encore vues (ou comment faire une phrase interminable pour parler de l'art de spoiler les spectacles et les films aux gens), je respecterai la demande faite par Marc Oosterhoff, à la fin de la représentation, de ne pas trop dévoiler les surprises étayées tout du long.

Préparation pour un miracle part d'une histoire simple: quelqu'un se retrouve coincé dans un lieu et il tente d'en sortir. Et ces tentatives infructueuses deviennent alors un prétexte à des situations d'étonnement et de perplexité. Par exemple, Marc sort de scène pour en ressortir aussitôt de l'autre côté. Ou bien: il grimpe jusqu'au plafond à l'aide des pendrillons et resurgit par une trappe au milieu du plateau. Comme coincé à l'intérieur d'une œuvre de M.C. Escher, il cherche sa voie de sortie par des escaliers infinis. Rapidement, cependant, le spectacle prend quelque distance avec ce qu'il avait d'abord mis en place. En effet, cette figure, dont le statut et les raisons d'être ne sont pas explicités, s'écarte parfois de son objectif initial. Ainsi, certaines de ses actions ne sont-elles plus uniquement dirigées vers ce seul but de sortir. Elles se racontent parfois essentiellement à travers la surprise d'une découverte étrange. Par exemple, lorsque les lumières s'éteignent complètement, plongeant la pièce dans une obscurité totale, et qu'un mince rai de lumière s'échappe de la porte entrouverte, le jeu se décale: il ne s'agit plus de vouloir sortir mais de jouer avec des effets d'ombres et de faire apparaître dans la lumière des mains supplémentaires, supérieurs en nombre avec la réalité d'une seule personne.

Dès lors, comme on l'aura compris, le spectacle se tourne subtilement vers le domaine de la magie. Plus précisément vers cette discipline récente à laquelle on a donné le nom de magie nouvelle pour la démarquer des pratiques traditionnelles. Dans le numéro 16 du magazine stradda, publié en 2010, Raphaël Navarro, directeur de la compagnie 14:20 et l'un des initiateurs de ce mouvement, décrivait la magie nouvelle en ces termes:

C’est un art dont le langage est le détournement du réel dans le réel. La magie est un moyen de se situer par rapport au réel – l'espace, le temps, les objets… – de manière spécifique. Le cinéma et la peinture détournent le réel dans l’espace plastique de l’image. Le théâtre et la littérature le suggèrent dans un espace métaphorique. La magie nouvelle, elle, se joue du réel dans le réel : c’est-à-dire dans le même espace temps que ce que la perception offre à appréhender. Les images ne correspondent plus à une activité d’illusion ; elles constituent un ordre propre de la réalité.

Les jeux d'illusion opérés par Marc Oosterhoff s'inscrivent de manière relativement évidente dans ces opérations de détournement du réel. La magie, ici, n'intervient pas pour déployer des effets spectaculaires et extraordinaires. Elle fait partie de l'ordinaire du cadre de la représentation. Elle intervient de façon invisible, à l'improviste, sans annonce et préparation de l'interprète, comme si elle déplaçait la mesure de ce qui est réel et de ce qui est irréel. Et tout le travail de détails mis en place par Marc Oosterhoff semble tourner précisément autour de ces questions, plutôt que vers un discours autour d'une humanité enfermée, condamné à vivre dans l'obscurité. Et pour cause: la figure incarnée par l'artiste sur scène ne semble parfois même pas spécialement atteinte par ce qui lui arrive. Il y a des réactions de peur, oui, voire des réactions de surprise. Mais l'action profonde du spectacle souffrirait d'une lecture intentionnaliste et interprétative des événements en cours. La logique profonde de Préparation pour un miracle semble plutôt avoir à faire avec les logiques inhérentes de la gravité et la matière. Comme dans son précédent spectacle, Les promesses de l'incertitude, Marc Oosterhoff oriente le développement de ce qu'il créé vers des enchaînements qui sont propres à toute chose présente sur terre. Comme si, finalement, le résultat final auquel nous assistons n'était que la conséquence d'un travail guidé par la matière plutôt que par une idée.  Bien sûr, il est fort possible que tout ait été pensé et décidé en amont. Seulement, Marc Oosterhoff a cette élégance et ce soin de nous faire croire que ce qui advient est avant tout le fruit du hasard. Un hasard dont le maître absolu reste le réel.

La gravité, comme je l'énonçais plus haut, est l'un des éléments fondamentaux de ce réel avec lequel joue Marc Oosterhoff depuis ses premières créations. Déjà dans Take care of yourself, sorte de seul-en-scène qui tanguait entre la roulette russe acrobatique et l'amour du risque, il y jouait avec cette frontière fine entre la chute et la lévitation, entre l'accident mortel et le vertige. Et ce qui semblait compter était bien ce jeu-là, auquel nous devions croire, et qui provoquait en nous des sursauts d'effroi, alors que tout était sous contrôle et assuré. Ici encore, dans Préparation pour un miracle, le danger semble parfois imminent, notamment lorsque Marc Oosterhoff se retrouve à escalader une structure qui paraît à priori instable et joue avec notre angoisse et notre jubilation de le voir réussir. D'ailleurs, pourquoi grimper au sommet de cette structure ? La réponse, évidente d'abord, semble de trouver un autre échappatoire, par le haut, à cette pièce. Seulement, en cet instant, la question reste en suspens. On pourrait argumenter qu'il y aurait un moyen plus simple de trouver une sortie vers le haut, ou qu'il est simplement impossible de sortir par là, que cette voie ne mène qu'au plafond. La crédibilité des voies échappatoires envisagées pourraient, dira-t-on, affaiblir la dramaturgie du spectacle. Cela serait le cas si nous avions affaire à une construction scénique qui repose sur une lecture univoque de ses effets et qui découpe les scènes par une relation de cause à effet qui soit, disons, plus académique. Dans Préparation pour un miracle, au contraire, la construction dramaturgique ne cherche pas tant à expliciter qu'elle ne cherche à contredire. La quête de l'échappatoire semble même être abandonnée au profite d'autre chose. Quelque chose de plus équivoque et irrésolu, et qui a peut-être à voir avec la question du double.

Rapidement, dès le premier quart du spectacle, il apparaît en effet évident pour l'œil du public qu'une doublure de Marc Oosterhof doit être présente sur scène, autrement certaines prouesses ne seraient simplement pas possibles. Cette doublure a une raison d'être qui est à la fois extérieur à la représentation (il fallait bien une deuxième personne pour rendre certaines illusions crédibles), mais aussi intérieure, comme cela deviendra évidemment lorsqu'un double en forme de mannequin (et donc en matière inerte) apparaîtra,  accroché à une structure métallique triangulaire. Cette structure, que Marc Oosterhoff s'efforcera de hisser à mi-chemin entre le sol et les projecteurs à l'aide de cordes et de poulies, se transformera soudainement, par un jeu de déséquilibre et de chute, en une sorte de balancier. Avec d'un côté le mannequin, et de l'autre Marc Oosterhoff. Les deux sont vêtus pareillement et pendant un instant suspendu, ils se "regardent". Alors, la porte qui était fermée depuis le début s'ouvre, un rai de lumière s'étendant à travers le plateau. La figure incarnée par Marc Oosterhoff sort de scène, laissant derrière le mannequin suspendu derrière elle, comme si quelque chose avait été résolu et que ce quelque chose avait à voir avec ce double laissé suspendu, se balançant et sans vie. 

Les différentes couches d'interprétation possibles sont riches, comme dans tout spectacle construit avec finesse et une intelligence sensuelle, et je n'entrerai pas en détails sur chacune de ces couches (quand bien même cela le mériterait). Je note cependant que Préparation pour un miracle est une œuvre qui parle bien de la magie dont le théâtre est parfois capable. Ce monde étrange, empli de secrets dont nous ne voudrions jamais connaître les méandres (au prix d'un possible désenchantement), c'est bien le monde du théâtre et de sa représentabilité. C'est un monde que nous connaissons et reconnaissons, mais ce n'est pas tout à fait le réel, tout comme ce n'est pas exactement et uniquement de la fantaisie. Et c'est cet entre-deux que s'efforce de faire surgir Marc Oosterhoff, toujours dans cet équilibre précaire, et qui prend parfois la forme d'un rayon de lumière. Finalement, c'est un monde qui a les mêmes fonctions et produit les mêmes agissements qu'un rêve, et dans lequel l'envie nous prend d'y vivre, si seulement cela était possible, et si nous n'en avions pas si peur. Mais le rêve, comme toujours au théâtre, n'a qu'un temps déterminé. Et c'est bien ce que nous chante la Juliette de l'opéra de Gounod, dont la voix de l'interprète surgit dans la radio allumée à l'arrière-scène, alors que Marc est suspendu dans les airs:


JULIETTE
Ah!
Je veux vivre
Dans ce rêve qui m'enivre;
Ce jour encore,
Douce flamme,
Je te garde dans mon âme
Comme un trésor!
Cette ivresse
De jeunesse
Ne dure, hélas! qu'un jour!
Puis vient l'heure
Où l'on pleure,
Le cœur cède à l'amour,
Et le bonheur fuit sans retour.
Je veux vivre, etc
Loin de l'hiver morose
Laisse-moi sommeiller
Et respirer la rose
Avant de l'effeuiller.
Ah!
Douce flamme,
Reste dans mon âme
Comme un doux trésor

Longtemps encore!

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