L'humanité et Brigitte



photo: Benoît Dietrich




Rage, festin

Collectif Ljubav i Pobuna

d'après les textes et chansons de Brigitte Fontaine

Gate, à la Blue Factory, Fribourg, du 10 au 13 mai 2023


Dramaturgie et mise en scène: Oskar Coursin
Jeu: Danaé Clozza, Oskar Coursin, Virginie Janelas, Marie- Cécile Kolly, Gael Kyriakidis
Technique: Justin Gaudry, Lauriane Tissot
Scénographie et costumes: Oskar Coursin, Marie-Cécile Kolly, Samuel Vez




Ce vendredi 12 mai, une petite foule s'était réunie à l'entrée de la salle du Gate, un nouveau lieu de création à Fribourg, au sein de la Blue Factory. Créé sans aucunes subventions et probablement voué à disparaître prochainement, l'espace du Gate accueillait ce soir-là le nouveau spectacle du collectif Ljubav i Pobuna, dirigé par Oskar Coursin, un visage familier pour qui s'est déjà rendu à la Tour Vagabonde (très certainement un des lieux culturels les plus importants de Suisse romande, et je le dis sans ironie aucune).

J'avais déjà assisté à leur dernière création, présentée justement à la Tour Vagabonde en août 2022, dans le cadre du festival Aléas (festival de cirque contemporain et de théâtre physique). Intitulée Machin théâtral pour salle d'attente, la pièce était déjà à l'époque une sorte d'ovni. J'avais été fascinée par l'atmosphère bancale, à la limite de l'amateurisme, qui se dégageait de certains passages. Il était impossible de savoir ce qui allait se passer d'une minute à l'autre et c'est à nouveau cette qualité-là, malheureusement devenue un peu plus rare dans l'espace scénique d'aujourd'hui, que je retrouve dans Rage, festin.

Je précise qu'il n'y a pas de jugement de ma part lorsque j'utilise le mot amateurisme et que c'est à bon escient qu'il se retrouve ici sur mes lignes. Par amateurisme, je n'entends pas le travail des artistes sur scène. J'entends ce qu'on appelle aussi le bricolage, le fait avec peu de moyens, avec des décors construits par celles et ceux présent.es sur scène, sur des scènes minuscules. De manière plus imagée, j'entends aussi par amateurisme, une façon de jouer, de se mettre en scène, qui se construit hors de tout sentiers rebattus mille fois, dans une forme inattendue d'être face au public. Comme si les personnes présentes sur scène ne savaient pas elles non plus où elles étaient entrain d'aller. Par amateurisme, j'entends tout ce qui se fait hors de toute institution, hors de toute professionnalisation lisse et aseptisée. Je crois qu'il faut lâcher le mot: c'est une façon authentiquement punk de faire du théâtre. Et comment faire autrement, quand on s'attaque à Brigitte Fontaine ?

Le spectacle s'ouvre sur l'arrivée sur scène de Gael Kyriakidis, musicienne et autrice-compositrice aussi connue sous le nom de scène Pony del Sol. Elle vient vers nous telle une présentatrice (de télé ou de radio, ce n'est jamais vraiment tranché), comme si nous étions à l'orée d'une énième émission consacrée à Brigitte Fontaine. Cela pourrait sembler être une entrée en matière un peu téléphonée, déjà vue. Sauf qu'il faut s'attarder sur les détails, et déjà en cet instant il vous semble que quelque chose ne va pas, qu'on est en train de se payer votre tête. C'est comme si l'interprète sur scène elle-même ne croyait pas à cette histoire d'émission. Une légère impression de faux se dégage de tout ça et, très vite, on comprendra que ce n'est qu'un prétexte, qu'il n'y aura pas d'émission ce soir.

Entre Brigitte Fontaine depuis les coulisses. Enfin, la marionnette à fils de Brigitte Fontaine, manipulée par la comédienne et musicienne Virginie Janelas. Une marionnette, disons-le, un peu foireuse, faite avec un bout de tissu, un visage marron et une croix d'attelle en branches d'arbre. D'ailleurs, au passage, la technique qui permet de relier une marionnette à sa croix d'attelle par des fils a un nom particulier: l'ensecrètement (à cause du fait que les marionnettistes, tout comme les magicien.nes, gardaient le secret sur les dessous de leur art). Chez cette marionnette de Brigitte Fontaine, nul secret ne vous est dissimulé. C'est dans toute sa crudité qu'elle vous apparaît. Le secret serait à chercher ailleurs, plutôt du côté du mystère de ma crédulité, moi qui ai tout de suite eu envie de croire à cette Brigitte Fontaine foireuse, à sa voix modifiée par des effets de pédale, et qui y croit. En effet, peu à peu, mon regard croit reconnaître cette femme que j'ai entraperçue à des émissions de télévision populaires, où elle arrivait vêtue à sa façon, excentrique disait-on, et où on la prenait souvent pour une originale, un peu idiote, un peu gentille, comme cela arrive trop souvent dans ces émissions pour des artistes femmes.

Mais Brigitte vaut bien plus que cela. C'est une chanteuse, comédienne, poétesse, autrice de théâtre, de romans, et c'est donc naturellement que la marionnette sur scène se rebelle contre les questions qu'on lui pose et qu'elle commence à chanter, à travers la voix puissante de Virginie Janelas et l'accordéon d'Oskar Coursin, les paroles de L'auberge:

Révolution
All power to the people
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous

Il est toujours délicat d'amener du militantisme sur scène. Très souvent cela tombe à plat. Je vois plusieurs raisons à cela mais pour n'en garder qu'une, je dirais que, selon moi, art et militantisme ont tendance à s'annuler, comme si l'un ne pouvait supporter la présence de l'autre. Mais ici, rien de ridicule, ou de surfait, bien au contraire. Virginie Janelas chante, manipule la marionnette qui semble flotter tel un fantôme anarchiste au-dessus de la scène et Oskar joue et chante avec elle ces slogans réinventés par Brigitte Fontaine. Rien de ridicule, je le répète: on est frappé par cette image puissante, presque désespérée, portée par l'engagement physique des deux interprètes. C'est peut-être parce que, pour le coup, engagement et art vont bien ensemble (pour moi engagement et militantisme sont deux choses très différentes mais c'est encore un autre sujet).

Le spectacle dévoile ensuite peu à peu ce qui semble être sa vraie forme, à savoir un enchevêtrement de scènes, d'images, de poèmes et de chansons, toutes issues du corpus littéraire et musical de Brigitte Fontaine et réinterprétées sur scène par les quatre comédien.nes. Un des tours de force de cette création, c'est aussi ceci: chaque comédien.ne est aussi musicien.enne et chanteur.euse et toute la musique est jouée en direct (je ne le dirai jamais assez, il n'y a rien qui surpasse de la musique jouée en live devant nous). Et chacun.e apporte quelque chose de sensiblement personnel, d'intimement fragile et de décalé à cet édifice de fumée, de lumières et de papier mâché. Il y a Danaé Clozza avec son chapeau de ménestrel, sa basse qu'elle joue dos au public, son phrasé arythmique, son faux accent anglais et sa présence physique qui rappelle parfois une mésange. Il y a Oskar Coursin, avec son air de Pierrot lunaire tout droit sorti du Rocky Horror Picture Show et un grand sens du rythme comique. Il y a Virginie Janelas, dont les cheveux semblent se redresser lorsqu'elle brandit sa guitare électrique, telle une Méduse grunge, et dont les paroles naviguent entre colère sourde et tendresse pour le monde. Il y a Gael Kyriakidis, qui semble parfois presque timide, mais d'une timidité fascinante, et dont la voix rend l'air fragile alors qu'elle chante sur un petit clavier les paroles du Château intérieur.


J'aime à me promener
Dans l'unique splendeur
À venir et passée
Du château intérieur


Il y a enfin Marie-Cécile Kolly, dont la puissante voix rocailleuse évoque Brigitte Fontaine dès sa fantastique entrée sur scène, coiffée de sa grande parure de plumes. Sa présence est forte et accueillante à la fois et vous touche du premier jusqu'au dernier de ses pas sur scène. Toute cette équipe un peu bancale, touchante comme un collectif d'enfants pleureurs, a parfois quelque chose de monthy-pythonesque, comme si on assistait à la quête d'un Graal inconnu, inaccessible, et qui aurait les couleurs de l'humanité la plus pure. Un spectacle profondément punk, libre, rageur et généreux. Comme Brigitte, à qui je laisse les mots de la fin:


J'irai pas me coucher
J'irai pas, j'irai pas
J'irai pas à votre école
J'irai pas, j'irai pas
J'irai pas à votre hôpital
J'irai pas, j'irai pas
J'irai pas à vos Facebook
J'irai pas, j'irai pas
J'irai pas à vos colonies de vacances
J'irai pas, j'irai pas
J'irai pas à votre enterrement






Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le théâtre de la conspiration

À l'écoute des autres

Les vacances de l'amour