Si le rire m'était conté


 Contractions

de Mike Bartlett

cie Métamorphoses


Avec: Mariama Sylla, Marie Wyler
Mise en scène et costumes: Elidan Arzoni
Scénographie, création lumières et vidéo: Yann Becker
Régie lumières et vidéo: Loane Ruga
Couturière: Laurence Stenzin-Durieux
Maquillage et coiffures: Johannita Mutter
Habilleuse: Samantha Landragin
Stagiaire mise en scène: Lilou Jacquet
Aide auditions: Camille Édith Bouzaglo, Aurélien Boillat
Diffusion: Jean-Michel Potiron
Administration: Eva Kiraly



Sur la scène du théâtre Caecilia, les deux comédiennes sont déjà en place lorsque le public fait son entrée. La scénographie est épurée: deux chaises et une petite table noires, un large carré de moquette grise, et surtout, un grand écran qui projettera, tout au long de la représentation, les visages de Marie Wyler et de Mariama Sylla en un champ-contrechamp rapproché. Les deux comédiennes portent un costume identique, une sorte d'ensemble jupe crayon et haut élégant, de couleur grise également. Les cheveux sont ramenés en arrière, tressés, le tout renvoyant l'image d'une certaine rigidité. C'est que Contractions, la pièce du dramaturge anglais Mike Bartlett qu'a mis en scène Elidan Arzoni, traite à priori d'un monde rigide: celui de la corporate culture, des grandes entreprises internationales aux objectifs affichés  très vagues, pour peu qu'on s'attarde sur les mots qu'elles choisissent pour se représenter.

La pièce originale, créée il y a une quinzaine d'années à Londres, raconte l'aliénation grandissante et violente d'Emma, jeune employée au sein d'une entreprise internationale générique. Divisée en plusieurs scènes courtes, chacune mettant en scène des entretiens que doit passer Emma avec sa manager (dont le nom demeurera inconnu), Contractions est une pièce efficace, directe, et chacune de ses scènes nous fait incidemment comprendre ce qu'il s'est passé depuis le dernier entretien. Ce genre de dramaturgie, limpide et coupée au rasoir, n'est pas sans rappeler d'autres précédents dramaturges anglais, tels que Harold Pinter ou Sarah Kane à ses débuts. Ce qui s'illustre en particulier, dans le cas de Contractions, c'est le choix de Mike Bartlett de partir d'un point très spécifique, à savoir un article du contrat de travail d'Emma, puis de construire toute une dramaturgie hyperbolique, allant de la satire jusqu'à la dystopie, à partir de ce seul détail. Mais de quoi s'agit-il concrètement ? 

Au tout début de la pièce, Emma entre donc dans la pièce où l'y attend sa manager. Elle veut simplement, dit-elle, discuter de comment se passent les premières semaines d'Emma au sein de l'entreprise. Puis, elle en vient à parler d'un article de son contrat qui stipule que les rapports amoureux et/ou sexuels entre employé.es sont prohibés, afin de ne pas compromettre le bon déroulé du travail. Dans le cas où de telles relations devaient advenir, lui rappelle sa manager, il est important que l'entreprise soit mise au courant au plus vite. Puis, arrive le moment où Emma commence effectivement une relation avec l'un de ses collègues, ce qui entraînera une suite d'événements graduellement plus dramatiques: la séparation forcée des deux employé.es, l'ostracisation d'Emma (au moins jusqu'à ce qu'elle se soumette entièrement), puis, acmé tragique de la pièce, Emma devant exhumer le corps de son propre enfant, afin que l'entreprise puisse constater son décès. À ce stade, le registre a basculé. Nous ne sommes plus vraiment dans la satire sociale à proprement parler mais déjà dans la littérature d'anticipation dystopique. L'entreprise, comme le dit elle-même la manager, sait tout, voit tout. Et ce qu'elle désire avant tout, c'est que l'employé.e se soumette. Ainsi, ce qui avait débuté comme une possible satire dépeignant les mœurs et coutumes du milieu entrepreneurial finit par devenir le tableau d'une société cauchemardesque, où nos moindres faits et gestes sont observés, un peu à la Evgueni Zamyatine, auteur de Nous autres, et grand inspirateur de Georges Orwell. 

Si je résume ici le contenu de la pièce et les enjeux qui y sont représentés, c'est pour en venir à la première question qui me vient, lorsque je la découvre dans la mise en scène d'Elidan Arzoni: Mike Bartlett croit-il vraiment que le milieu entrepreneurial se comporte tel qu'il le dépeint ? Si je me pose cette question, c'est bien parce que, en tant que spectatrice, j'ai eu la sensation que Elidan Arzoni, lui, prend la pièce très au sérieux, voire peut-être même, au premier degré.

Il va de soi, selon moi, que Contractions est une pièce qui a des ambitions comiques, et jubilatoires (ce qui est une grande vertu). Certains passages du dialogue frôlent l'absurde, et Elidan Arzoni en est évidemment conscient puisqu'il amène ses comédiennes à révéler cette absurdité, au point de décrocher le rire de plusieurs spectateur.ices. Seulement, en ce qui me concerne, j'ai senti que quelque chose m'empêchait de recevoir la complète comicité de l'œuvre de Bartlett. Et je pense que ce quelque chose a à voir avec la lecture que fait Elidan Arzoni d'une telle pièce.

Le procédé qui consiste à prendre un élément de notre vie et à le tirer vers l'exagération la plus extrême est un procédé comique bien connu. Très souvent, on partira d'un simple quiproquo, deux valises identiques par exemple, et l'échange malencontreux qui aura lieu entre elles entraînera toute une série d'événements extraordinaires. Le procédé comique utilisé ici par Mike Bartlett rappelle celui utilisée par les Monthy Python dans certains de leur meilleurs sketchs. Je pense notamment à des sketchs célèbres comme The dead parrot, Silly job interview et à la chanson Every sperm is sacred, qui moquait ouvertement le rapport du catholicisme à la sexualité. Si je cite les Monthy Python, c'est bien parce qu'avec cette pièce Mike Bartlett s'inscrit pleinement, selon moi, dans cette tradition comique anglaise (tradition avec laquelle il a probablement grandi d'ailleurs). En choisissant de surligner l'apparente absurdité d'un seul élément du contrat de travail d'Emma, d'en faire le point de départ et point de développement principal de son propos, il se rapproche plus d'un John Cleese que d'un Ken Loach. Je ne dis pas que les sketchs des Monthy Python étaient dépourvus d'une couche de critique sociale, bien au contraire, mais plutôt que le procédé dramaturgique employé par Bartlett, de par sa focalisation restreinte, a tendance à vibrer davantage vers le comique grinçant d'un film comme The meaning of life que vers le réalisme social de Sorry we missed you

Mais je me trompe peut-être. Il est possible que Mike Bartlett ait cherché, à l'époque où il écrivait cette pièce, à réellement dépeindre le monde des entreprises internationales (ou tout du moins, l'un de ses aspects). Je ne suis pas dans sa tête (et je n'ai pas réussi à dénicher une interview où il en parle). Et bien sûr, qui choisirait de mettre en scène une telle pièce n'est pas obligé de s'en tenir à cette lecture. Cependant, de par sa façon de diriger ses comédiennes, j'ai bien l'impression qu'Elidan Arzoni perçoit aussi cette pièce comme une satire du monde des entreprises. Ce qu'elle n'est pas vraiment, d'après moi. Ou plutôt, je dirais qu'elle rate sa caricature.

Comme je le mentionnais, Contractions a eu sa première à Londres, en 2008. À l'époque, on ne parlait pas encore autant qu'aujourd'hui du harcèlement sexuel au travail. C'est pourquoi, lorsque j'entends dans une œuvre théâtrale contemporaine que la dystopie au travail se situe du côté de l'interdiction des rapports sexuels entre collègues, mon expérience me souffle que je n'aurais pas dit non pour un peu de cette dystopie-là, même si je suis consciente que le propos de Bartlett a plus à voir avec la question de la surveillance qu'avec la question des rapports amoureux au travail (cette question étant un prétexte de départ). Plus sérieusement, je dirais que je doute de la pertinence de la pièce quant à sa représentation du monde corporate

Selon moi, toute œuvre littéraire travaille avant tout sur le langage. C'est-à-dire qu'en deçà du contenu intellectuel qu'elle manipule, il y a toujours un travail fondamental sur le langage qui opère. Au théâtre, je dirais que le langage, même s'il repose parfois plus sur les vibrations d'un corps que sur le choix des mots, reste primordial à l'articulation d'une pensée. Pour résumer, il n'y a pas de pensée là où il n'y a pas de langage. Et dans le cas de Contractions, à quelle pensée sommes-nous confrontée ?

Je disais plus haut que le discours affiché des entreprises internationales est très souvent vague, ou pour ainsi dire brumeux. Et ceci, à dessein, bien sûr. Car il serait catastrophique pour l'image d'une boîte (et donc par conséquent pour ses chiffres) que son appareil discursif soit une fidèle reconstitution de ses actions. Ainsi, le langage corporate est un langage avant tout fallacieux, bourré de sophismes, d'oxymores, d'euphémismes, enfin de tous les outils possibles de la rhétorique, afin de donner au mensonge les apparences de la vérité. Ainsi, des entreprises comme Tamoil vont parfois se fendre d'un petit discours sur le développement durable (expression qui en soi est déjà tout un oxymore), ou des sociétés de conseils en stratégie comme McKinsey d'une petite éloge de l'intégrité (je rappelle que McKinsey & Company est, entre autres, fortement impliquée dans la crise des opioïdes aux États-Unis). Le langage de la corporate culture est donc un langage qui repose essentiellement sur le mensonge. Les représentant.es de Tamoil ne diront jamais publiquement la vérité de leurs objectifs. Ce n'est pas dans la nature de leurs affaires. Et parfois même, de tel.les représentant.es ne sont plus capables de concevoir que ce qu'ils ou elles racontent n'a plus aucun ancrage avec le réel. Ceci dit, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas apprendre quelque vérité de leur discours. Comme le notait très justement l'écrivain François Bégaudeau dans le dernier hors-série du magazine Socialter:

Ce n'est pas parce que les mots de l'adversaire sont mensongers qu'ils ne charrient pas une vérité. Simplement, cette vérité ne porte pas sur le sujet abordé, mais sur le sujet qui parle.

Ainsi, lorsque Tamoil parle de développement durable, il va de soi que nous n'apprendrons rien de pertinent sur le développement durable en soi. Par contre, nous pouvons en apprendre plus sur la définition que Tamoil s'en fait. Et autant dire que le mot développement y prend une place bien plus écrasante.

Le discours de l'entreprise, tel qu'il est représenté chez Bartlett, est avant tout un discours répressif, proche du discours d'un État totalitaire. Il est vrai que les actions des grandes entreprises de par le monde sont d'une grande violence. Seulement, la plupart du temps, leur discours ne dévoile pas immédiatement la portée illégale de leurs actions. Dans le cas de Contractions, justement, les déclarations de la manager dépassent largement le cadre légal d'un environnement professionnel. Du moins, tel que nous le connaissons sous nos latitudes. Dans un cadre réaliste, je doute fortement qu'une entreprise d'une telle envergure fasse preuve d'une violence verbale aussi explicite avec ses employé.es. Cette violence existe, bien entendu, mais souvent, elle est exprimée d'une façon bien plus pernicieuse. Car, s'il s'agit de soumettre les autres à sa volonté, il n'en est pas moins important que cette volonté soit conforme, sur le papier, au code du travail. 

Cela étant dit, je ne pense justement pas que la pièce de Bartlett est une pièce réaliste. Elle sonne avant tout comme une farce. Une farce grinçante, acide et déformante du monde des corporate, mais une farce tout de même, même si elle charrie beaucoup de vérités sur ce monde-là. Je m'imagine qu'Elidan Arzoni est tout à fait conscient de la teneur surréaliste de cette pièce. Seulement, ce n'est pas tout à fait ce que je perçois dans sa mise en scène. Et plus précisément, j'y reviens, cela se situe dans le jeu des comédiennes sur le plateau.


La mise en scène que propose Elidan Arzoni repose avant tout, et je dirais même méthodiquement, sur le jeu de ses interprètes. Le plateau est très épuré, les mouvements sont minimes. Tout repose sur les comédiennes, sur leur phrasé, leur rythme, leurs expressions, leurs silences, leur écoute. Pour accentuer cet effet, les deux comédiennes jouent de profil au public et deux caméras captent en direct le haut de leur corps. Les deux plans sont donc retransmis sur un grand écran à l'arrière, lequel capte toute notre attention, au point que, très rapidement, nous finissons par oublier la présence des deux corps en notre présence. Cette configuration technique contraint donc les comédiennes a une certaine position figée dans l'espace. En effet, leur jeu se retrouve encadré dans le prisme d'une caméra et, si elles jouent l'une pour l'autre, il n'en demeure pas moins que la caméra délimite très nettement leur environnement. Je rappelle que, durant toute la représentation, elles ne nous présenteront que leur profil. Notre regard est donc immanquablement attiré là où tout se joue, c'est-à-dire sur ce large champ-contrechamp projeté sur l'écran, et qui illustre bien ce qu'est la pièce: un impitoyable face à face. Le problème étant qu'un tel dispositif amène immanquablement une certaine rigidité à l'ensemble. Rigidité qui est aussi fortement appuyée par la direction d'actrices.

Le dispositif scénique étant radicalement dépouillé, il est évident que l'essentiel du travail repose sur les interprètes, comme je le disais. Toutefois, ce que je perçois dans le cas de Contractions, c'est la présence d'une direction d'actrices très contrôlée. Tel que je l'ai ressenti, il n'y a pas une seule intonation, une seule intention de jeu qui n'ait pas été préalablement réglée. Tout se déroule comme sur du papier à musique. En soi, cela pourrait ne pas me troubler, étant moi-même adepte de la précision. Mais il y a précision du geste et précision du message. Ce que je ressens, c'est qu'Elidan Arzoni a une vision très précise du message qu'il veut faire passer à travers le jeu de ses comédiennes. Et ce message a peut-être autant à voir avec le contenu de la pièce qu'avec sa vision du théâtre, ce qui est son droit le plus strict. Seulement, de mon côté, je me contente de comprendre les sensations que cela me procure. Et je dois dire que, en ce qui me concerne, l'humour m'a manqué.
Je ne suis pas sûre que demander aux comédiennes d'aller vers un registre psychologico-dramatique, là où nous sommes plutôt dans le comique le plus sombre, soit le choix le plus judicieux pour une telle pièce. Encore une fois, peut-être que je me trompe, peut-être que c'est aussi ainsi que Mike Bartlett conçoit ce qu'il a écrit. Cependant, je ne ne suis pas convaincue qu'une lecture aussi dramatique soit au service de l'humour noir sous-jacent dans les dialogues de Contractions. Pour aller vite, et pour donner un exemple de chez notre voisin francophone, je dirais que c'est comme si Patrice Chéreau décidait de mettre en scène Louis de Funès dans Oscar. Cela pourrait donner un spectacle poignant, qui sait, mais pas sûre que cela soit la comédie de l'année.    

 

   





  

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