Théâtre du troisième type


Festival


Claire Dessimoz, Clara Delorme, Louis Bonard


5 au 10 décembre 2023, La Grange, Lausanne
20 au 22 mars 2024, Pavillon ADC, Genève
Juillet 2024, Festival de la Cité, Lausanne



Conception et jeu: Claire Dessimoz, Clara Delorme, Louis Bonard
Collaboration artistique et assistanat: Sarah Anthony
Scénographie et régie générale: Mathilde Aubineau
Costumes: Severine Besson
Masques: Nagi Gianni
Lumières: Florian Leduc
Création sonore: Olivier Gabus
Avec la participation de: Carole Schaller-Pilloud, Charles Pierron, Valentin Faivre, Yasmine Siffointe
Régie son: Ariel Garcia
Graphisme: Lucie Socquet
Construction: L’Illustre Atelier
Peinture costumes: Valérie Margot
Stage et renfort technique: Maria Bossenko
Administration: Roberta Alberico – Schlag Prod
Demandes de fonds: Charlotte Hillion





Face à Festival, la proposition du trio composé de Claire Dessimoz, Clara Delorme et Louis Bonard, une question s'invite à mi-parcours: sommes-nous face à une proposition théâtrale ou face à une œuvre d'un autre registre ? Au-delà de tout jugement présomptueux qui voudrait décider de ce qui mérite le nom de théâtre ou pas, cette question, au demeurant banale, cherche à spécifier la nature de cette proposition scénique et à en clarifier la portée. En effet, la pièce Festival, même si elle emprunte largement certains codes du théâtre de boulevard, semble parfois plutôt revêtir les apparences d'une installation plastique. Comment se manifeste cette différence et quelle importance cela peut-il avoir dans le cadre des arts de la scène ? 
La réponse, selon moi, se trouve dans la gestion manifeste du rythme interne aux actions scéniques. Ou dit plus simplement: dans la gestion du timing. Une installation, comme son nom l'indique, consciemment ou non, s'installe dans le temps et l'espace, au sens où elle s'investit dimensionnellement dans un lieu, quitte à en modifier sa perception, et s'inscrit dans un temps non linéaire, hors des logiques séquentielles propres à un théâtre dit narratif. Une installation ne possède ni début, ni fin, chronologiquement parlant. Contrairement aux pièces de boulevard qui, elles, possèdent une linéarité familière, reconnaissable, et qui est la linéarité séculaire des histoires que l'on raconte et qui, très grossièrement, possèdent très souvent un début et une fin.

Le monde des arts vivants joue depuis toujours avec la notion de temps. Et même s'il est difficile de s'affranchir de la réalité du public, présent en ce lieu et en cette heure pour un temps déterminé, l'une des questions essentielles du théâtre a toujours été de décider ce que nous pouvions bien faire de ce temps qui nous était imparti, que ce soit tant du côté du public que du côté des artistes. La proximité apparente, au sein de Festival, de deux univers temporels distincts (le théâtre de boulevard et un théâtre contemporain qui penche plutôt du côté des arts plastiques), nous invite à observer la pièce sous l'angle de cette cohabitation à priori impossible et à noter comment se manifeste le glissement de l'un vers l'autre.  

La pièce s'ouvre sur la découverte d'une scénographie que le premier réflexe nous inviterait à qualifier de réaliste, au sens où elle s'attacherait à reproduire fidèlement les éléments d'une certaine réalité. Dans ce cas précis, il s'agirait de l'intérieur de l'appartement d'une famille nucléaire un peu bourgeoise. On y reconnaît un salon, un coin pour manger, les aménagements d'un cuisine, une porte d'entrée, des toilettes. Seulement, à peine cette notion de réalisme est-elle évoquée qu'aussitôt elle montre ses limites: en effet, que veut dire réaliste au théâtre ? Gustave Flaubert, dans sa correspondance avec George Sand, évoquait déjà cette problématique, rappelant que la littérature réaliste ne produit que du texte, et non du réel. Dans le cas du théâtre, la production de réel trouve sa manifestation avant tout dans la présence de tous ces corps dans une même pièce plutôt que dans les signes qu'il déplie devant nos yeux et qui se réfèrent, de près ou de loin, au réel qui nous entoure. Le réel auquel nous assistons sur scène n'est pas du réel, mais son reflet. Ou son ombre, si l'on préfère. Et donc, le réalisme au théâtre est plus souvent le reflet, fidèle ou non, d'une certaine vision du réel, ou tout simplement la répétition d'une lignée de codes traditionnelles qui sont propres au domaine de la représentation scénique. 

Dans le cas de Festival, le concept scénographique semble justement se référer aux codes de représentations typiques du théâtre de boulevard. À savoir: un lieu déterminé et reconnaissable (un appartement, un lobby d'hôtel, une grande salle à manger, un parc, une boutique, etc), agrémenté de nombreux objets qui n'auront pas d'utilisation dramatique, et dont la véracité se retrouve parfois soutenue par un trompe-œil, ou autre trucage scéniques. Ces codes du boulevard, qui définissent radicalement l'espace théâtral (et d'une certaine façon l'espace de projection du spectateur.trice), imposent généralement la présence/absence du fameux quatrième mur. Le public est présent, spectateur de l'œuvre en cours, et il est aussi absent, situé implicitement dans un autre espace-temps que celui de la représentation.

Ici, aux premiers abords, ces codes semblent être respectées. Le décor est planté. Le premier interprète entre en scène (Louis Bonard). Il y incarne une figure paternelle, aux gestes soignés, comme animé du souci des choses bien faites. Arrive bientôt la figure maternelle, incarnée ici par Claire Dessimoz, aux gestes empreints de douceur, très vite suivie par l'enfant de la maison, une jeune fille bien coiffée se tenant aux sangles de son sac à dos, incarnée par Clara Delorme. Je parle ici de figures alors qu'il serait peut-être plus juste de parler de silhouettes, tant ces personnages sont dessinés d'une ligne claire et fine. À leur façon, chacun.e propose une version archétypale et genrée d'un modèle familial traditionnel. Pourtant, ces archétypes resteront plutôt lisses jusqu'à la fin de la représentation. Nous n'apprendrons rien sur eux, sur leur vie intime, sur leurs aspirations, leur contradictions et leurs désirs. Il ne s'agira pas de cela dans Festival. Il s'agira avant tout, semble-t-il, de poser une image. Une image qu'il s'agira ensuite de bousculer par l'arrivée d'êtres extraterrestres.

Des fenêtres s'ouvriront pourtant. Elles nous permettront d'entr'apercevoir un autre niveau de réalité potentielle, une voie alternative qui viendrait déranger le bonheur apparent et délicat qui nous est présenté. Il y aura, par exemple, le poème récité par l'enfant devant le sapin de Noël, dont la teneur déclenche une fissure vers une étrangéisation du familier: le poème ne ressemble pas aux poèmes habituellement entendus lors de tels événements. Bien sûr, il s'agit à la base d'une chanson de Johnny Halliday (Poème sur la septième) mais c'est un morceau inhabituel de son répertoire. Dit de cette façon, dans ce contexte, il interpelle, soulève la poussière du quotidien vers un ailleurs marqué du sceau de la singularité. Il y aura aussi un regard derrière l'épaule du père, alors qu'il se tient devant la fenêtre en trompe-oeil. Ce regard, qui marque un changement dans le rythme installé au début de la pièce, ouvre brièvement un espace vers l'inquiétude, le déroutant. Il y aura également la présence quasi constante de la première symphonie de Mahler, extérieure à la diégèse des personnages (même si cela se troublera avec l'arrivée des extraterrestres), et qui agira parfois comme une œuvre parallèle au spectacle, potentiellement capable d'ouvrir elle aussi des espaces d'infinie entre notre regard et l'objet de notre observation.

Seulement, rapidement, quelques problèmes apparaissent. En effet, les codes que semblent vouloir installer les trois interprètes ne sont pas toujours clairement respectés, ou plutôt ne sont-ils pas assez insistants  pour que nous puissions les accueillir en tant que codes. Ainsi, la référence au théâtre de boulevard reste-t-elle lointaine, assez vague, ce qui pose problème dans ce cas-ci, car le théâtre de boulevard n'est pas qu'une affaire d'image. C'est aussi une affaire de présence, de rythme et de jeu. Et ici, le rythme propre au dessin boulevardesque se montre par moments imprécis, légèrement maladroit. Des principes sont à peine installés qu'aussitôt ils sont contredits. Ainsi, par exemple, les protagonistes se retrouvent à boire du champagne (même l'enfant, ce qui est un peu surprenant), servis par une bouteille dont le père fera sauter le bouchon. Par contre, la dinde, qui est un accessoire fictif, sera consumée pour de faux, c'est-à-dire que les interprètes ne toucheront pas l'accessoire et feront semblant de manger. En soi, choisir l'une ou l'autre option ne pose aucun problème. Ce qui rend la lecture aléatoire, c'est de placer sur le même plan des principes qui s'annulent. Encore une fois, ces principes contradictoires pourraient tout à fait se retrouver ensemble sur scène. Après tout, c'est l'un des propres de l'art que de produire des contradictions. Seulement, dans le cas de Festival, il n'est pas clair si ces choix sont parfaitement conscients ou s'ils relèvent du hasard. Le propos de la pièce étant, entre autres nous dit-on, de s'interroger sur la magie du théâtre, il devient difficile d'accueillir le hasard comme un allié pour de tels questionnements. Mais que dit la pièce Festival sur cette magie du théâtre justement ? Là encore, la réponse est incertaine, voire impossible à formuler. Que signifie l'arrivée des aliens, par exemple, dans cette proposition ? Nous les verrons, notamment, briser ce quatrième mur, entrer en contact avec les spectateur.ices, dépasser les limites de la représentation établies auparavant (même si ces dépassements ne sont, eux non plus, pas toujours maîtrisés). Et tout cela, pour qui et au nom de quoi ? La jeune fille, qui rencontrera les aliens, s'en trouvera-t-elle réellement changée ou pas ? Et cela a-t-il une importance ? Toutes ces questions, malheureusement, ne trouveront pas réellement de réponse accessible. Demeure également incertaine l'importance qu'il faille accorder à tout cela. Est-on face à un simple exercice de style, ou à une véritable réflexion profonde sur le sens du théâtre ? Doit-on, par exemple, chercher à interpréter le choix de l'équipe de chanter en chœur, après les saluts, la chanson Désenchantée Mylène Farmer ? La tentation est là, bien sûr, mais il n'est pas dit qu'elle ne produise pas des réflexions interchangeables. Tout comme est interchangeable, finalement, la présence des extraterrestres. 
En effet, à mi-spectacle, une question m'a frappée: le spectacle aurait-il été différent si, mettons, à la place de trois aliens, il avait été question de trois cowboys ? Ou trois astronautes ? Ou trois clones d'Elvis Presley ? Je dirais plutôt non, même si je peux toujours me tromper. Cependant, je peux dire ceci: cette impression d'interchangeabilité ne vient pas de nulle part. Elle vient du sentiment que ce qui est amené ici ne découle pas tant d'une réflexion organisée ou intuitive mais d'un choix purement arbitraire. Et cela est bien dommage, car si l'arbitraire peut avoir ses atouts, il est aussi un piège. Le piège étant ici que Festival se retrouve prisonnier de l'anticipation de ses propres effets. 



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